LE CANNET
Issues d’une collection privée, les estampes accompagnées de quelques peintures montrent la prolixité, mais aussi la complexité de cet artiste novateur.
Le Cannet (Alpes-Maritimes). L’exposition est dédiée « À la mémoire d’un grand collectionneur et d’un ami très cher » et le premier panneau de salle reproduit le texte de Véronique Serrano, conservatrice du Musée Bonnard, qui ouvre le catalogue. Elle y évoque ce « grand mécène et ami du Musée Bonnard dès l’origine, malheureusement disparu en 2020 ». À l’été de cette année-là, les rares visiteurs du Musée des beaux-arts de Montréal qui avaient pu voir l’exposition « Paris au temps du postimpressionnisme », écourtée par la pandémie, avaient admiré plus de cinq cents œuvres de sa collection. Mais l’« histoire de famille » dont il parlait à propos de ces chefs-d’œuvre se poursuit puisque l’un de ses enfants a récemment acquis l’exemplaire no 13 de la suite des « Intimités » (1897-1898), une rarissime série complète de dix gravures de Félix Vallotton (1865-1925).
Pour ce troisième opus de « L’œil d’un collectionneur », les deux commissaires, Véronique Serrano et Gilles Genty, montrent près d’une centaine d’œuvres de Vallotton. Si celui-ci voulait être considéré comme un peintre, il est devenu célèbre dès 1892 pour son œuvre gravé et c’est cette partie du travail qui est essentiellement réunie dans cette exposition présentant seulement une dizaine de peintures. Mais elle débute par la Femme au manchon (1895), une petite huile sur toile de la période nabi très influencée par le japonisme.
Les estampes sont exposées par thème. Le premier, « Paris, ville spectacle », mêle les zincographies de l’album Paris Intense (1893), des lithographies comme Le Chapeau vert (1896) ou l’affiche Le Plan commode (1892) et des xylographies, cet art de la gravure sur bois qui a fait la célébrité de Vallotton. C’est l’occasion de comparer les mérites des différentes techniques et périodes avec trois versions de L’Averse. L’une, une zincographie de la série « Paris Intense » (1893), montre des personnages disséminés dans la rue parisienne, silhouettes noires s’égaillant sous les traits obliques de l’averse – très japonisants, eux aussi. La deuxième, une xylographie de 1894 ne comportant plus aucun décor, résume l’arrière-plan à quelques silhouettes noires et, dans un premier plan aplati, mêle dans le même noir des parapluies et des vêtements d’où émergent des visages et des mains d’un blanc lumineux. D’une scène pittoresque, on est passé à un théâtre d’ombres suggérant la foule avec une grande économie de moyens. La troisième version fait partie de la suite « L’Exposition universelle » (1900) comprenant six xylographies. La foule y est schématisée au maximum, protozoaires noirs s’agitant frénétiquement sous les traits obliques de la pluie. Car il s’agit ici plus d’une calligraphie que de la représentation d’une scène, aboutissement d’une recherche graphique dont s’est inspirée plus tard la bande dessinée. Dans la même salle, une huile sur carton, En promenade (1895), masse les cinq personnages à gauche de la composition. Un petit enfant s’échappe en courant du groupe vers le trottoir vide qui occupe toute la moitié droite de l’œuvre. C’est encore à l’art japonais que l’on doit cet usage du vide où prennent place tous les possibles.
Les quatre estampes de la série « Intimités » appartenant à la collection d’origine (avant l’acquisition récente du recueil complet) jouent une partition plus aigre, caractéristique de Vallotton. La vie de couple y est décrite comme un pugilat bourgeois où l’un, en général la femme, domine ou trompe l’autre, l’homme, se montre insupportable envers lui. Impression désagréable contredite par deux célèbres xylographies sensuelles, Le Bain (1894) et La Paresse (1896, [voir ill.]). Baigneuse (1910), une toile quasiment surréaliste qui représente une sculpturale femme nue sortant de l’eau, montre comment Vallotton construisait ses scènes en atelier, s’appuyant sur ses souvenirs et souvent des photos.
Retour au trait avec les illustrations que l’artiste a produites en grand nombre. Des faits divers (L’Assassinat, 1893) aux scènes de manifestations violemment réprimées (La Charge, 1893) qui sont exposées dans une autre salle consacrée à l’artiste engagé, en passant par les portraits lithographiés pour le recueil Immortels passés, présents ou futurs (1893), l’artiste est prolifique sans jamais céder à la facilité. En 1915-1916, il témoigne de son horreur à travers le recueil d’estampes C’est la guerre !
Dans son livre Félix Vallotton (1898), le critique d’art Julius Meier-Graefe écrivait à propos de l’artiste alors âgé de 33 ans : « À côté des portraits, les premières gravures sur bois de Vallotton furent des paysages, pour lesquels les montagnes de sa patrie ont servi de modèles. […] Là aussi, il s’approchait de ses modèles avec l’intention de simplifier autant que possible. Ce qui lui réussit le mieux fut Le Beau Soir, une planche qu’on pourrait peut-être appeler la plus heureuse de toute son œuvre. […] Ici, le peintre triomphe. » Une salle présente Le Beau Soir (1892) non loin de quelques-uns des paysages des vingt dernières années de sa vie, compositions énigmatiques aux couleurs acides et où se cachent des personnages minuscules, rappelant à quel point ce grand graveur fut peintre aussi.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°589 du 13 mai 2022, avec le titre suivant : Vallotton inventeur de formes