Deux expositions, l’une au Musée des impressionnismes à Giverny, l’autre au Musée Van Gogh à Amsterdam, célèbrent ce mouvement suscité par l’afflux d’œuvres d’art venues du Japon qui bouleversa durablement le regard des artistes occidentaux.
Giverny - Manet, qui rejette les académismes, adopte parmi les premiers les préceptes de l’ukiyo-e, dont il admire la modernité. Il élimine la profondeur de champ et limite la palette à quelques couleurs appliquées sans modelé autour d’une gamme de tons noirs qui dominent le tableau. La symétrie classique a disparu, les formes sont simples. Pour remercier Zola d’avoir pris sa défense quand il expose en 1865 Olympia, qui a fait scandale, Manet exécute son portrait trois ans plus tard. L’écrivain, en tenue sobre, est représenté assis devant sa table de travail, tenant un livre ouvert, dans un intérieur élégant. Loin des conventions, Manet coupe à gauche le paravent de soie jaune où se distingue un oiseau noir posé sur une branche en fleurs, dans un agencement caractéristique de la peinture japonaise du XVIIIe ou de l’ancienne école Rinpa. En haut, il reproduit un lutteur de sumo inspiré d’une estampe d’Utagawa Kuniaki. Dans ses écrits, Zola salua dans le japonisme « une simplicité des moyens et une intensité des effets… qui procède de l’observation directe ».
Giverny - Comme les impressionnistes, les nabis sont directement influencés par le japonisme, au premier rang desquels Bonnard, surnommé par ses amis « le nabi très japonard ». Bonnard, qui aime « suggérer et non dire », fixe le charme de l’instant en se souvenant des codes des peintres japonais. Un simple sujet quotidien devient un poème en soi. Graphisme allusif, action décentrée et répartie en trois zones, rupture des rythmes, harmonie des teintes limitées à cinq, il crée l’illusion d’un vaste espace entre la mère, la balustrade et les fiacres du fond, tandis que les enfants qui courent après les cerceaux suggèrent la rapidité des mouvements. Ailleurs, règne le vide. Les quatre panneaux de ce paravent rappellent les kakemonos, étymologiquement, « chose suspendue ». Bonnard, qui appréciait particulièrement ce format oblong, exécuta à plusieurs reprises des panneaux décoratifs, comme le merveilleux Paravent à trois feuilles avec grue, faisans et oiseaux de 1889, inspiré par les reproductions d’images qui circulaient alors, celles de Shigenaga et Moronobu par exemple.
Amsterdam - Bambous, nénuphars, grues et grenouilles encadrent la geisha dont le regard est insondable. Seule ou alors en couple pour des jeux érotiques, richement vêtue, la courtisane est, avec la nature, un thème récurrent de l’ukiyo-e. Ayant pour elles une véritable passion, Van Gogh collectionne plus de quatre cents estampes qu’il se procure chez le marchand Siegfried Bing, fondateur de la revue Le Japon artistique. Pour peindre une de ces dames de compagnie, il s’inspire de la couverture du numéro spécial consacré au Japon, daté du 1er mai 1886, de la revue Paris illustré où est reproduite une estampe de Kesai Eisen. Sans modifier l’attitude initiale de la geisha, Van Gogh l’agrandit par une mise au carreau. Il affermit les traits du visage et accuse les contrastes des couleurs posées en aplats. Afin d’accroître le pouvoir d’attraction visuelle, il détache la silhouette sur un fond jaune d’or, peint en bleu les épingles à cheveux et les cerne d’un trait noir. « On voit avec un œil plus japonais, on sent autrement la couleur », écrit-il à Théo.
Giverny - À partir de la réouverture du Japon dès 1853, les laques, les paravents et les soies déferlent sur la France. Répandues partout, les estampes ukiyo-e, mot qui signifie « image du monde flottant », révèlent aux collectionneurs et aux artistes le langage esthétique foncièrement différent de l’empire du Soleil-Levant. Les expositions universelles de 1862 et 1867, puis l’exposition à l’École des beaux-arts de 1890, amplifient la mode du japonisme, mot créé par le critique d’art Philippe Burty. Une gravure sur bois exécutée en 1830 par Hokusai (1760-1849) dont les manga, c’est-à-dire les croquis, fascinent le public, déclenche l’engouement. Véritable griffe géante d’écume et d’eau, une vague semble avaler les embarcations des pêcheurs. Appartenant à la série des Trente-six Vues du mont Fuji, qui connaît une diffusion internationale, cette estampe synthétise, par son cadrage serré, ses obliques hardies, l’instant précis de l’action, les principes de l’art japonais qui régissent désormais la peinture occidentale.
Giverny - Après l’Europe, la vogue du japonisme débarque aux États-Unis. Durant les années 1890, les estampes et les céramiques japonaises sont un « must » dans la bonne société américaine. Ami de Whistler, autre fervent adepte du génie nippon, William Merritt Chase (1849-1916) est un collectionneur épris d’objets d’art orientaux et surtout de kimonos, qu’il accumule dans son atelier à New York. Artiste fécond, considéré comme un excellent peintre impressionniste, il multiplie dans ses toiles les références aux motifs japonais. Ce qui l’intéresse est moins l’application des principes de la peinture japonaise et le caractère transitoire des faits que la recréation d’atmosphères évoquant un Japon idéalisé. Regard frontal, la jeune femme est assise devant un paravent où apparaît une montagne stylisée, peut-être le Fujiyama. Chase met l’accent dans sa composition sur la diagonale allant de la ceinture d’un jaune lumineux à l’uchiwa, l’éventail rond, et au triangle blanc que laisse apparaître le chatoyant kimono entrouvert.
Amsterdam - En reprenant l’estampe d’Ando Hiroshige Ohashi, Averse soudaine à Atake, datée de 1858 et 58e planche des Cent Vues d’Edo, Van Gogh, qui s’est également inspiré du maître japonais pour concevoir sa toile Pruniers en fleurs à Kameido, exécute bien plus qu’une réplique ou une transcription pour son Pont sous la pluie. Sans rien perdre de la vivacité de l’original, il réalise une toile absolument personnelle, puissante et révélatrice de sa sensibilité à la nature. Soignant le traitement des détails, Van Gogh se libère de la réalité pour accroître le sentiment du vécu et insiste sur la fugacité du moment. La pluie tombe en rideau, les passants se pressent, la rivière Sumida, décrite à petits coups de brosse, s’agite. Il cloisonne les piliers du pont dont la courbe vient au-devant du regard. L’oblique de la rive produit un effet de glissement du ciel que le point de vue surélevé accroît. Il ajoute un liséré rouge, des cartouches et un cadre rempli d’idéogrammes. L’artiste a assimilé tous les codes ; il les sublime tous.
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Le japonisme à la fin du XIXe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Le japonisme à la fin du XIXe