Universitaire et critique d’art, Régis Durand, après avoir assuré la direction artistique du Printemps de Cahors de 1992 à 1996, dirige actuellement le Centre national de la photographie à Paris. Commissaire de la Biennale de l’Image Paris 1998, il s’explique sur sa volonté de mettre en avant la jeune création, notamment française, dans un contexte parisien qu’il qualifie de “catastrophique”?. Il s’exprime également sur la question du temps dans l’art contemporain et émet des réserves sur les œuvres de “nouvelles technologies”?.
La Biennale de l’Image Paris 1998 s’intitule “De très courts espaces de temps”. Elle est essentiellement consacrée à la photographie, à la vidéo, au cinéma et aux créations sur cédérom. Correspondent-ils aux domaines dans lesquels la jeune génération vous paraît la plus intéressante ?
Il me semble qu’il existe beaucoup d’énergie dans ces domaines-là. De nombreux jeunes artistes utilisent effectivement la vidéo, le cédérom ou l’image fixe, quelquefois les trois ou les deux ensemble d’ailleurs. C’est aussi l’une des caractéristiques de cette génération d’artistes que d’utiliser plusieurs supports. Il reste bien sûr des créateurs qui n’en utilisent pratiquement qu’un seul. Certains ne font que de la photo, à l’exemple de Patrick Everaert ou de Stefan Exler. Mais beaucoup utilisent tantôt la photo, tantôt la vidéo, tantôt le film. Les frontières entre ces supports sont extrêmement souples, et ces domaines connaissent une très grande créativité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas ailleurs, mais je ne crois pas que la peinture, par exemple, soit aujourd’hui au centre de ce qu’il y a de plus innovant dans la création. Évidemment, il y a aussi les installations, mais, au fond, cette génération est quand même particulièrement attirée par le travail dans le champ de l’image.
Vous avez réservé la Biennale à des artistes que vous avez qualifiés d’”émergents”. Que recouvre ce terme ?
C’est un terme problématique, et une décision elle aussi problématique. Je pense que le critère d’âge, pour discutable qu’il soit, n’en a pas moins une certaine importance. J’ai voulu que cette biennale soit destinée à des artistes dont le travail est en cours d’émergence, c’est-à-dire qui ne bénéficient pas encore d’une reconnaissance internationale de grande ampleur, qui ne sont pas dans toutes les grandes biennales internationales ou dans toutes les manifestations d’art contemporain. Je me suis plutôt tourné vers des créateurs dont le travail est en phase d’émergence. Ils ont pour la plupart déjà exposé, certains ont des catalogues ou commencent à être connus dans certains pays, mais ils ne font pas partie des jeunes vedettes consacrées des circuits internationaux. Le terme d’émergence est assez juste. Il m’a semblé intéressant d’en rassembler quelques-uns, de leur donner l’occasion d’être vus à Paris dans un contexte particulier de confrontation des œuvres. Certains de ces créateurs sont très jeunes. Le critère d’âge est très contestable, j’en suis tout à fait conscient, mais il n’est pas sans importance. Les trente-cinq ans retenus correspondent à la limite administrative pour les candidatures des jeunes artistes aux bourses de la Villa Médicis. Mais nous n’en avons pas été esclaves puisque certains sont plus âgés. En même temps, nous avons davantage axé cette Biennale sur un travail de découverte, de prospective. Elle concerne avant tout des artistes jeunes.
C’était une volonté première ?
Cette volonté a toujours été la mienne, parce que je pense que les artistes ont besoin de soutien, notamment les jeunes. Il devient très difficile pour un jeune créateur, surtout à Paris, de se faire une place, de montrer son travail. Il y a un problème de manque d’espaces, pour des raisons diverses. Ayant la possibilité de monter une manifestation de ce type, il me semblait important qu’elle soit avant tout consacrée à la découverte et au soutien des jeunes artistes. C’est d’ailleurs le prolongement de l’action que je mène au Centre national de la photographie, où je leur réserve une partie de mes activités. Je crois que c’est le rôle de l’institution, c’est un peu cette mission de service public que nous avons. La Biennale étant une émanation du Centre, il me paraissait normal qu’elle aille dans le même sens. Je fréquente aussi les grandes manifestations internationales. Nous y voyons des œuvres admirables. Mais nous y retrouvons souvent les mêmes noms. Il me paraissait intéressant d’adopter une approche différente, de retrouver un peu l’esprit de la Biennale de Paris à ses débuts, qui faisait un réel travail d’information et de prospective.
Ce n’est pas une Biennale clonée.
Exactement. C’est une Biennale qui est légère par son budget, par ses moyens, et nous nous sommes sentis libres par rapport aux noms quasi obligatoires qui tournent dans ce type de manifestation. Dieu sait l’admiration que j’ai pour Gary Hill ou Stan Douglas, mais ils sont déjà abondamment montrés dans le monde entier. Il me semblait qu’il valait mieux se tourner vers des artistes qui sont souvent extrêmement intéressants mais n’ont pas accès aux grands circuits parce qu’ils sont trop jeunes, ou parce que leur travail est en phase de maturation.
Votre sélection des pièces à l’intérieur de l’œuvre des artistes semble motivée par leur support. Vous avez par exemple choisi une vidéo de Franck Scurti, alors qu’il s’agit d’un développement récent dans son travail, ou une autre des sœurs Müller, plus habituées au dessin.
C’est vrai que nous nous sommes attachés à des œuvres. Quand il existait dans la production d’un artiste une pièce qui nous paraissait très forte et qui était dans ce champ de l’image, nous l’avons choisie. Scurti a effectivement d’autres domaines d’activité. Mais il nous a semblé qu’en choisissant ces pièces de Scurti ou des sœurs Müller, nous ne faisions pas violence à leur travail en les situant dans ce contexte-là. Simplement, nous en prenions une partie et nous la contextualisions dans un autre ensemble, avec l’accord de l’artiste naturellement. Il est très intéressant d’exposer dans ce contexte des images, des vidéos, des projections de créateurs qui ne sont pas des spécialistes de ces médias. La biennale n’est pas axée autour des médias en tant que tels. L’idée n’est pas d’aller dans le sens des nouvelles technologies, de la photographie ou de la vidéo. Nous avons choisi d’organiser une biennale de l’Image.
Vous refusez les nouvelles technologies ?
Un peu, oui. Quand on emploie ce terme de “nouvelles technologies”, il me semble que l’on s’enferme dans un champ qui est celui de la recherche technologique, de la science, plus que de l’art. Il connaît une vitalité extraordinaire, avec des créations formidables, mais ce n’est pas au premier chef un champ de création artistique. Toutefois, il peut l’être si un artiste se l’approprie. Cela commence d’ailleurs à être le cas. Le cédérom que présente Zoe Beloff est pour moi l’un des premiers qui soit une œuvre véritable. Elle vient d’un autre domaine, elle est cinéaste. Elle a découvert cette technologie, se l’est appropriée, mais pour une œuvre qui existait dans un autre champ, qu’elle avait conçue dans un autre espace, l’espace mental de l’artiste. Les productions de nouvelles technologies qui viennent de la technologie et non du créateur sont extrêmement intéressantes, elles font avancer les connaissances, mais ce n’est pas mon thème. Mon sujet, ce sont les œuvres d’artistes, quel que soit le domaine de l’image qu’ils s’approprient. Les nouvelles technologies sont en voie d’appropriation par les artistes, un peu comme la vidéo il y a quelques années. Au début, les créateurs ne savaient pas trop comment s’en servir, et nous avons alors vu des œuvres qui n’avaient pas grand intérêt. Progressivement, elle est devenue un vocabulaire. J’ai vraiment voulu que cette biennale ne soit pas identifiée à un problème de médium ou de technologie.
Les œuvres de nouvelles technologies semblent souvent ne pas dépasser l’exploit technique.
C’est un peu l’impression que j’ai. Nous pouvons nous tromper, car nous sommes dans un domaine qui évolue très vite et où les critères d’évaluation ne sont pas les mêmes. Peut-être qu’une belle œuvre de nouvelles technologies est celle qui est capable de repenser complètement l’agencement même du dispositif. Mais je ne me sens pas capable de les évaluer parce que je n’ai pas les compétences nécessaires. Ce que je vois, c’est ce que le public va voir, ce sont des images dans un certain dispositif. La plupart du temps, cela ressemble à des manipulations qui me paraissent en retrait par rapport à ce qui se fait dans les autres supports.
Vous avez intitulé la Biennale “De très courts espaces de temps”. N’est-ce pas un peu paradoxal alors que, par exemple, les œuvres vidéo introduisent dans les expositions une nouvelle temporalité ?
Oui, bien sûr. Par ce titre, je voulais attirer l’attention sur l’oxymoron de la citation, empruntée à l’Ulysse de Joyce, sur cette expérience paradoxale du temps dans la création contemporaine. La confrontation avec la temporalité a toujours été très présente dans la création, naturellement. Mais aujourd’hui, elle est exacerbée par le fait – notamment dans le champ de l’image – que nous sommes confrontés à des dispositifs qui sont eux-mêmes temporels, qui permettent un traitement du temps, une traduction de cette expérience complexe du temps. “De très courts espaces de temps” présente de façon paradoxale, contradictoire, quelque chose qui a trait à cette conscience que nous pouvons avoir actuellement du temps, qui est à la fois la conscience de la fragilité extrême, de l’évanescence, de l’entropie, toute une logique qui tend vers le sentiment d’une crise, d’une dissolution, d’un émiettement, d’une fragmentation. Il existe une expérience parallèle qui est celle de l’extrême lenteur, de la durée pratiquement infinie, comme celle que vous trouvez dans les films d’Andy Warhol. Le temps s’étire, et il est demandé au spectateur de partager une expérience qui sort de la norme et de la perception quotidienne de la temporalité. Nous trouvons ces phénomènes de ralentissement, d’accélération, un sentiment d’entropie ou, au contraire, une grande condensation qui produit un flash. Ce thème s’est imposé à moi peu à peu. Je voulais que cette Biennale soit cohérente, qu’elle ne soit pas une juxtaposition d’artistes ou de nationalités différentes, comme c’est quelque fois le cas dans les biennales internationales qui, au fond, se limitent aux représentations nationales. J’ai trouvé que ce thème fédérait assez bien les grandes préoccupations des artistes aujourd’hui. Nous arrivons au terme du millénaire, et tout le monde s’empare de cette idée. Mais, finalement, cette conscience de la mortalité, de la fragilité, ce sentiment que nous arrivons aussi, sur un plan plus intellectuel, au terme d’une énergie qui était celle de l’après-guerre, du modernisme qui n’en finit pas de s’épuiser, sont présents depuis dix ans, peut-être depuis l’arrivée du sida. C’est devenu une donnée, une expérience pour toute une génération d’artistes. La citation est issue d’un passage du texte de Joyce, dans lequel le narrateur se promène sur une plage et réfléchit à tout ce qui lui passe par la tête. C’est pour moi l’image de la conscience d’un spectateur qui passe devant des œuvres et qui est traversé par toutes ces idées. Je voulais retenir cette métaphore comme fil conducteur.
Vous avez tenu à ce qu’il y ait un contingent plus importants d’artistes français.
Cela m’a paru nécessaire. Trop souvent, ici, nous oublions les artistes français et donnons la priorité à des étrangers. Bien sûr, cela permet une confrontation, une information. Je ne suis pas pour le repliement sur soi, au contraire. En même temps, je pense que les institutions sont quelquefois un peu coupables de négliger les artistes français. Les autres pays défendent leur création. Ce n’est pas une question de nationalisme, mais de soutien nécessaire. Un artiste français a besoin, pour se faire connaître à l’étranger, d’être défendu chez lui. Les jeunes Allemands arrivent avec des références, des catalogues, tout un travail de préparation qui a été fait chez eux. Ils sont donc beaucoup plus “recevables” à l’étranger. Jusqu’à une date récente, nous le faisions mal en France. Aussi la Biennale devait-elle donner une place significative à une dizaine d’artistes français, dont deux ou trois très jeunes. C’est dans son esprit.
Le fait que la Biennale soit accueillie par l’École nationale supérieure des beaux-arts (Énsb-a) ne vous a-t-il pas limité dans votre sélection ?
Les lieux d’exposition sont difficiles à trouver à Paris. L’espace de l’Énsb-a est limité, et sa nature particulière. En même temps, son échelle correspondait assez bien aux moyens dont nous disposions. Nous avons conçu une Biennale à dimension humaine, relativement modeste mais quand même riche. L’échelle est assez juste par rapport à la situation parisienne. Voir plus grand posait un problème d’espace, et il aurait fallu des moyens énormes pour aménager un lieu : le Grand Palais, le Palais de Tokyo et Beaubourg sont fermés. Il fallait viser un lieu non équipé, et nous serions vite arrivés à des coûts énormes qui n’étaient pas compatibles avec nos moyens.
C’est une solution provisoire ?
C’est une solution unique, pour l’édition 1998. L’engagement d’Alfred Pacquement porte uniquement sur la première édition. Il est évident que si nous continuons, ce que je souhaite vivement, il faudra trouver un autre endroit, ce qui ne va pas être évident. J’ai fait le pari de lancer cette Biennale sans avoir l’assurance qu’elle aurait un lieu pérenne. C’est la situation parisienne qui est très particulière. Je crois que cela reflète assez bien l’un des aspects problématiques de Paris aujourd’hui en ce qui concerne l’art contemporain. La situation est catastrophique. Le fameux centre d’art qui devait, qui doit voir le jour, pourrait en partie y remédier. Mais où et quand va-t-il se faire ? Personne ne le sait. Aussi la Biennale arrive-t-elle à un moment opportun, mais sans aucune garantie pour l’avenir.
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Un entretien avec Régis Durand
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Un entretien avec Régis Durand