Paris ressemble depuis quelque temps à une belle endormie. La fermeture du Centre Georges Pompidou et le serpent de mer de l’ouverture dans la capitale d’un centre d’art qui soit enfin entièrement tourné vers la jeune création ne sont pas de nature à accompagner la dynamique de la nouvelle génération, qui ne demande pourtant qu’à pouvoir s’exprimer et survit aujourd’hui grâce à la ténacité de rares initiatives privées. La première édition de la Biennale de l’Image réunit une trentaine d’artistes âgés de moins de trente-cinq ans, qui offrent au public parisien quelques démarches significatives dans le domaine de l’image figée ou animée.
L’idée d’organiser à nouveau une grande biennale d’art contemporain à Paris fait depuis quelques années son chemin, même au risque de faire de l’ombre à celle de Lyon, qui semble aujourd’hui bien assise. L’option choisie par la nouvelle Biennale de l’Image constitue en fait une alternative, à la fois pour combler un manque et rester fidèle à la dimension qui lui a été accordée. Son ambition n’est pas en effet de concurrencer les grands rendez-vous mondiaux de l’art contemporain – il semble bien que Paris n’en ait plus aujourd’hui les moyens. Pour les quelques artistes vers lesquels convergent tous les regards, la multiplication de ces grandes manifestations est d’ailleurs problématique : l’ubiquité des créateurs n’allant pas sans difficultés quand ils doivent répondre à de multiples demandes. Et puis, est-il vraiment nécessaire de montrer à Paris l’art qui est déjà abondamment exposé à Venise ou à São Paulo ? Mais un manque est à combler : il n’existe pas dans la capitale de grande Kunsthalle, comme en Allemagne ou en Suisse, ni de centre d’art contemporain, comme à Londres ou à New York, qui poursuive un travail de prospection, l’Arc restant de ce point de vue bien seul sur les bords de la Seine. Dans ce contexte, la Biennale de l’Image a pris le parti d’exposer une jeune génération peu connue du grand public, et qui s’est appropriée l’image à travers différents supports – la photographie, la vidéo, le cinéma, le cédérom... Le pari est courageux mais risqué, puisque la manifestation ne pourra pas compter sur l’effet de locomotive que quelques vedettes internationales auraient pu lui insuffler. Reste que le nombre d’entrées comptabilisées au terme de la biennale constituera un bon indicateur de la curiosité et de l’intérêt réel des Parisiens pour l’art contemporain.
Consacrer une biennale à l’image réduit d’emblée le champ créatif en écartant les techniques traditionnelles, telles que la sculpture et la peinture, et l’oriente de facto vers les médias les plus contemporains. Les artistes réunis pour cette première édition partagent une approche particulière de l’image, notamment photographique, qui fait peu de cas de la qualité intrinsèque du support. Susa Templin, dans un entretien avec Lewis Baltz publié dans le catalogue, l’exprime d’ailleurs fort clairement : “La photographie permet de produire un grand nombre d’images sans grandes qualités. Exposer une manière de voir ou une idée présente beaucoup plus d’intérêt que la mise en valeur d’un savoir-faire ou de la matérialité d’une réalisation”.
Outre cette communauté d’esprit, les œuvres choisies sont marquées par la question générique de la temporalité, soulignée par le titre même de l’exposition – “De très courts espaces de temps” –, qui recouvre en réalité différentes problématiques. La thématique du quotidien n’est, par exemple, ni une idée neuve, ni un sujet dépassé, même si elle reste marquée par la Documenta V de 1972 et les “mythologies personnelles”. Cependant, la photographie et la vidéo permettent de le saisir sans fard, à la volée. L’installation vidéo que présente notamment l’Espagnole Eulàlia Valldosera s’attache aux objets de tous les jours et introduit une exploration émotionnelle d’elle-même. La Française Delphine Kreuter propose dans ses photographies, volontairement sans qualités, quelques scènes dérangeantes de la vie quotidienne : une femme assise sur une pelouse avec une cicatrice sur la jambe, un homme urinant photographié de dos ou le portrait d’une poupée gonflable dégonflée. Chez Denis Darzacq, ancien photographe de plateau de Jacques Rivette, Chantal Ackerman, Virginie Thévenet ou Cédric Kahn, l’image garde toute sa charge documentaire : des couples, des hommes ou des femmes seules, toujours en plans très rapprochés pour en accentuer l’intimité, en jouant en même temps sur l’ambiguïté d’une pose naturelle ou d’un rôle de composition. Dans les vidéos qu’Isabelle Lévénez aborde quasiment du point de vue d’un peintre, les personnages semblent en revanche se livrer corps et âme pour nous lancer un dernier appel au secours.
D’autres artistes s’intéressent plus particulièrement à la question de la vitesse, des ralentissements, des pauses, des redémarrages, des rythmes et des changements de rythme de la vie moderne, pour paraphraser l’avant-garde du début du siècle grisée par le progrès. Isabelle Arthuis propose un point de vue lié à la vitesse qui prend naissance dans un petit espace cubique : une automobile. Elle saisit le paysage défilant le long des routes pour ensuite proposer des images fixes en couleur et en noir et blanc. Dans son Voyage avec quelques-uns de mes amis (1997), Didier Courbot présente également – cette fois sous la forme d’une vidéo – le long défilement d’un bord de route, mais il introduit un caractère éminemment contemplatif par rapport au paysage, qui apparaît ici comme une grande fresque. La vidéo Chicago Flipper, de Franck Scurti, est exemplaire dans sa mise en exergue du mouvement de la vie, de la ville. L’artiste nous invite à un parcours dans la métropole américaine sur le mode d’une boule de flipper ricochant d’un obstacle à un autre, mobiliers urbains et architectures qui nous renvoient en permanence dans l’espace, paradoxe d’un environnement fait pour et par l’homme mais qui le rejette sans cesse.
Pour cette jeune génération, la ville constitue une thématique très forte. L’Allemande Ruth Blees Luxemburg photographie depuis quelques années des ensembles architecturaux de différents quartiers de Londres sans qualités particulières. Les détails, parfois insolites, surgissent dans la nuit. Dans cette atmosphère singulière, la capitale britannique semble complètement désertée. Susa Templin, qui vit et travaille à New York, conçoit en revanche la ville comme un espace fluide en constante opposition avec le corps humain. Casa Factori, le groupe d’artistes marseillaises fondé par Martine Derain et Laure Maternati, intervient directement dans l’espace urbain : il conçoit une revue murale en noir et blanc, Numero, qui aborde des préoccupations sociales, politiques et littéraires.
À l’exemple des créatrices de Casa Factori, les artistes femmes sont majoritaires dans la Biennale de l’Image. Cette donnée statistique pourrait passer inaperçue, voire simplement anecdotique, mais elle est loin de l’être. Après que des générations de jeunes femmes se furent battues pour une reconnaissance de leur démarche dans un milieu contrôlé par les hommes, une page semble enfin se tourner. Pour les artistes qui arrivent aujourd’hui à maturité, l’égalité des sexes ne sera peut-être pas un vain mot.
“DE TRÈS COURTS ESPACES DE TEMPS�?, BIENNALE DE L’IMAGE PARIS 1998, jusqu’au 12 juillet, École nationale supérieure des beaux-arts, 13 quai Malaquais, 75006 Paris, tlj 13h-19h, entrée 20 F. Un programme de vidéo et de films est accessible au 14 rue Bonaparte, entrée gratuite. Caisse des dépôts et consignations, 13 quai Voltaire, 75006 Paris, tlj 12h-18h30. Internet : www.cnp-photographie.com et www.ensba.fr.
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Photo, vidéo, cédérom, le temps des images
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Abonnez-vous dès 1 €Catalogue coédition Centre national de la photographie (Paris) et Actes Sud (Arles), 112 p., 120 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Photo, vidéo, cédérom, le temps des images