Andy Warhol à la main

Dessiner, avant de devenir une machine

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 22 mai 1998 - 1151 mots

De la soupe Campbell à Marilyn, l’œuvre d’Andy Warhol est souvent et commodément réduite à quelques-unes de ses icônes les plus spectaculaires. La découverte du vaste sous-continent de ses dessins réserve des surprises et, surtout à travers ceux des années quarante et cinquante, permet de mieux comprendre certains aspects de la perverse machine warholienne.

Pourquoi, lui demandait Gene Swenson en 1962, cette idée de peindre des boîtes de soupe ?” “Parce que j’en consommais, répondit Warhol. J’ai pris le même déjeuner tous les jours pendant vingt ans, je crois bien – recommencer toujours la même chose. Quelqu’un a dit que je subissais ma vie ; l’idée m’a plu”. Désinvolte, Andy Warhol n’a lui-même cessé d’inviter à réduire son œuvre à quelques images toutes en surface, produites par une machine sans faille et adhérente au système de la consommation populaire. Des boîtes de soupe, des bouteilles de soda, des visages absents de stars, des catastrophes, des portraits mondains, sérigraphiés encore et encore. Sans lassitude, sans distance apparente. Il n’y a rien sous la surface : invitation à laquelle on s’est empressé de répondre, sans vouloir suspecter sa perversité et la singulière efficacité du piège ainsi tendu. La divulgation de ses innombrables dessins, à l’initiative du musée de Pittsburgh qui lui est consacré, permet de mesurer, preuves à l’appui, toute l’étendue et la profondeur d’une œuvre que la légende présente comme le fruit d’une génération spontanée.

La servitude mimée
Andy Warhol n’est évidemment pas devenu Warhol du jour au lendemain. Quelques dessins des années quarante, présentés parcimonieusement et comme sans rapport avec l’œuvre ultérieure, tendaient pourtant à accréditer pareille idée. Anecdotiques, impertinents, ils n’étaient vus que comme les étapes mineures d’un apprentissage sur lequel il valait mieux faire l’impasse. Rassemblés comme les éléments d’une pensée en train de s’élaborer, reconsidérés dans leur continuité, ils témoignent au contraire de la logique et de la rigueur d’une recherche qui a su profiter des vicissitudes de son emploi publicitaire et commercial au lieu d’en être l’otage. Là encore, Warhol a su trouver les mots pour tromper son monde quand il prétendait être simplement et sans arrière-pensée au service de ses commanditaires : “Si on me disait de dessiner une chaussure, je le faisais, et si on me disait de rectifier mon dessin, je le rectifiais – je faisais tout ce qu’ils me disaient de faire, rectifier et faire cela bien”.

À l’évidence, il a compris très tôt que le meilleur moyen d’échapper à l’aliénation était encore de mimer la servitude, de la singer avec autant d’application et de conscience que possible. Il fut un illustrateur accompli, échappant au cynisme et cultivant avec grâce la naïveté et l’humour qui caractérisent ses dessins de chaussures ou ses cartes de vœux, peuplés d’angelots, de chats et de papillons. La ligne en est simple et efficace, les aplats de couleurs vives assez directs et systématiques pour les préserver du kitsch. Il n’y a pas de rupture significative entre les travaux de commande et les dessins plus personnels. Une série de portraits de femmes de 1953, allusivement déclinée en abécédaire, laisse plus de place à une forme de sarcasme amusé : F. was her silver fox Fashionned by Max (F. était son renard argenté créé par Max), V. was her Vast knowledge of shops and saloons (V. était sa vaste connaissance des boutique et des salons). Warhol y évite pourtant la caricature explicite : le futile et le tragique, la dérision mondaine et la chute existentielle entament discrètement une coexistence qui se retrouvera quelques années plus tard dans le visage triste et fardé de Marilyn.

Chirurgie esthétique
Avant de se saisir avec une feinte simplicité des images qu’offraient Hollywood et les médias, Warhol se livre par le dessin à une exigeante et le plus souvent anxieuse observation du corps humain. À commencer par le sien, qu’il restitue sur le mode mélancolique, dans un autoportrait de 1942 timidement signé Andrew Warhola, ou ironique, dans un dessin de 1948 qui fait écho à une peinture de la même année, J’ai hérité ma figure, mais mon nez c’est moi qui le fais. Illustrant en 1952 des plaquettes médicales publiées par des laboratoires pharmaceutiques, il eut l’occasion de méditer sur les métamorphoses maladives ou chirurgicales des mains et des visages. Les apparences sont à la source d’une inquiétude telle qu’elle le conduira à se livrer lui-même à une opération de chirurgie esthétique pour accomplir ce changement que les dessins avaient préfiguré et relaieront encore des années plus tard. En 1961, il dessine d’après une réclame le terrifiant Before and after (Avant et après) qui deviendra une peinture quelque temps plus tard et, à nouveau en 1985, une impitoyable Cosmetic surgery (Opération cosmétique) où le nez disparaît sous une sorte d’enclume.

La traque du détail physiologique ne l’empêche pas de considérer le corps masculin dans sa dimension érotique. Très fleur bleue, ses portraits d’éphèbes côtoient des représentations assez crues du sexe, où sa passion prend un tour encore plus complexe lorsqu’il les réalise à la feuille d’or. Le sacré et le profane y sont cependant associés avec une profonde pudeur qui exclut tout sacrilège. Et on est bien loin, ici, de l’idéalisme sentimental et pornographique d’un Cocteau, auquel on l’a parfois comparé. Avec un détachement croissant, Warhol continue d’observer là où il semble qu’il n’y ait rien à voir, persiste à explorer la banalité des mains, des pieds ou des cheveux. Dans cet ensemble où les contrastes semblent bannis, il prend une mesure de plus en plus précise de l’indifférence.

Un dessin des années cinquante marque sans doute un tournant dans la pensée qui prend forme. Il représente deux pieds négligemment reposés à l’horizontale sur une boîte de soupe Campbell. Ce rapprochement insolite du corps et du monde des objets semble purement contingent, définitivement improductif, et l’on croit assister au triomphe de la vacuité. Mais c’est bien à partir de cette approche à la fois élémentaire et incongrue de la réalité que l’œuvre va pouvoir opposer une formidable opacité et un déconcertant mystère à la transmission indiscutée des images médiatiques. En 1961, les dessins inventorient des solutions graphiques et picturales avec des unes de journaux délibérément maladroites ou des emballages de produits de beauté. L’année suivante, les thèmes s’imposent peu à peu en même temps que le trait se durcit. Tout est prêt alors pour que la machine sérigraphique prenne le relais, fixe les stéréotypes autour desquels il a tourné dans ses dessins pendant vingt ans. Quand il reprend le crayon dans les années quatre-vingt, Warhol redessine La dernière Cène, se portraiture, une moitié du visage dans l’ombre, livre des diagrammes intestinaux, des dentitions, une simple cellule biologique. La traversée des apparences s’achève : la vie continue à travailler la mort.

À VOIR

"Andy Warhol, dessins, 1942-1987", jusqu’au 19 juillet, Kunstmuseum, St Alban-Graben 16, Bâle, tél. 41 61 271 08 28, tlj sauf lundi de 10h-17h, mercredi 10h-21h. L’exposition sera ensuite présentée à Clèves, Tübingen, Linz, Minneapolis et Pittsburgh.

À LIRE

Mark Francis et Dieter Koepplin, Andy Warhol, Zeichnungen 1942-1987, éditions Schirmer Mosel, 280 p., 48 FS. ISBN 3-7204-0112-0. Une édition anglaise sera publiée dans le courant de l’année prochaine.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°61 du 22 mai 1998, avec le titre suivant : Andy Warhol à la main

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