Art contemporain

POP ART

Tom Wesselmann ou l’érotisme désincarné

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 13 novembre 2024 - 876 mots

Les œuvres de Wesselmann et d’autres artistes rappellent combien le pop art a été influencé par la publicité, mâtiné d’un rapport ambigu à la féminité.

Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & ... » à la fondation Vuitton. © Adagp, Paris, 2024 © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & … » à la fondation Vuitton.
© Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
© Adagp, Paris, 2024

Paris. Face aux œuvres spectaculaires, lisses et brillantes de Tom Wesselmann (1931-2004), le visiteur ne sait plus où poser son regard. Tâche d’autant plus difficile que l’artiste est accompagné non seulement d’autres figures du pop art, mais également de créateurs plus récents, s’inscrivant dans cette même mouvance.

Tous ont été influencés par les médias et la publicité, conçus pour capter l’attention des passants. Souvent monumentales, les œuvres rappellent que plusieurs pionniers du pop art ont commencé leur carrière en peignant d’immenses panneaux placardés sur les murs de New York, avant de se consacrer à la « véritable » peinture.

Pour Wesselmann, comme pour d’autres pionniers du pop art, la publicité reste une source d’inspiration majeure. Que ça soit dans les thèmes iconographiques, le style pictural ou les moyens de diffusion, cet artiste « y a trouvé sa terre promise ».

Ces images, facilement reconnaissables, sont la raison pour laquelle le pop art fut le premier – le seul ? – mouvement d’avant-garde à acquérir une notoriété dépassant largement les cercles de l’art, gagnant rapidement l’adhésion du grand public. Un succès chèrement payé, car longtemps ce mouvement, jugé par les historiens de l’art comme trop littéral, trop vulgaire, bref, trop populaire, fut traité avec un mépris à peine voilé.

Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & ... » à la fondation Vuitton. © Adagp, Paris, 2024 © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & … » à la fondation Vuitton.
© Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
© Adagp, Paris, 2024

Toutefois, si le motif principal de Wesselmann, le nu féminin, évoque la représentation de la femme exploitée par le circuit commercial, il s’agit plutôt d’un modèle générique, d’une catégorie. Ses figures – contrairement aux objets alimentaires qui suivront – ne renvoient explicitement à aucun produit particulier. Elles rappellent surtout les séduisantes odalisques de Matisse – peintre admiré par Wesselmann – transformées en pin-up.

En réalité, ce sont des représentations qui ne doivent rien à une image précise mais tout à une certaine imagerie mentale. L’artiste opère une véritable transposition, voire une transplantation de la réalité vers un artefact, un artefact qui revendique fièrement son artificialité.

Simplifiées et stylisées – les volumes semblent sans poids, la matière et la texture absente –, ces figures bidimensionnelles prennent des poses lascives. Leurs corps, constitués de larges aplats roses ou gris, délimités avec la précision d’un détourage photographique, ne trahissent aucune trace de travail pictural. Les lèvres pulpeuses et démesurées, les mamelons et leur toison pubienne rappellent que, parmi les artistes du pop art, Wesselmann est celui qui met le plus en « relief » les liens entre l’érotisme et les images publicitaires. Commencée en 1959, la série des « Grands Nus américains » est devenue la signature de l’artiste.

Faut-il y voir un signe de « la grande vague de libération sexuelle » ?, comme le suggère Suzanne Pagé, la commissaire de l’exposition, qui ajoute au sujet de la femme : « Elle est à la fois célébrée et réifiée : objet, elle peut aussi apparaître comme un sujet libéré. » On peut douter de cette « célébration » ; Wesselmann, comme les autres vedettes du pop art – tous des hommes – semble peu enclin à participer à la fête. Manifestement, après Caillebotte, même le pop art n’échappe pas aux gender studies.

Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & ... » à la fondation Vuitton. © Adagp, Paris, 2024 © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
Vue de l'exposition « Pop forever, Tom Wesselmann & … » à la fondation Vuitton.
© Fondation Louis Vuitton / Marc Domage
© Adagp, Paris, 2024

En revanche, les rares artistes femmes présentes à la Fondation – Marjorie Strider avec Triptyque III, Brunettes (1963), ou, plus récemment, Mickalene Thomas avec sa remarquable série de nus (2024) – abordent les stéréotypes sexuels avec plus d’audace.

Quoi qu’il en soit, à la Fondation Vuitton, ces créatures, allongées sur un canapé ou dans une baignoire, s’essuyant après la douche ou cambrées près d’un radiateur, exhibent toutes un visage à peine esquissé. Le contraste est frappant entre cet univers intime dévoilé et le décor aseptisé, standardisé, aussi impersonnel que possible.

Dans ces environnements stéréotypés, fidèles au grand rêve américain, la panoplie de produits cosmétiques et articles de toilette constitue un échantillon limité d’objets qui envahissent l’univers de Wesselmann. Ces accessoires, posés négligemment, deviennent des acteurs sur le devant de la scène.

Denrées alimentaires, conserves, paquets de cigarettes et autres marchandises, amplifiés à l’extrême, défient la publicité sur son propre terrain, comme en témoigne Still Life #25 (1963) . Des objets ? Plutôt des sigles, des logos, des emballages… le monde se résume à cette couche « ultra-mince » qui, « ... comme une enveloppe, un écran, un masque… vaut pour ce qu’elle cache, protège et cependant désigne » (Roland Barthes, Essais Critiques, Seuil, 1964).

Monuments monstrueux érigés à la gloire (?) de la société de consommation, ces clichés de clichés gardent cependant leur pouvoir de fascination ; tout en désignant la réalité la plus triviale, ils la transcendent.

Wesselmann pratique le mélange des genres : il rapproche parfois les parties les plus érotiques du corps de fleurs et de fruits, métaphores des organes sexuels. Ailleurs, le corps est réduit à des bouches sensuelles, entrouvertes, d’un rouge vermillon. Réunies dans une salle, ces lèvres magnifiques, à la fois séduisantes et inquiétantes, semblent flotter.

Ailleurs encore, pour donner à ses images un aspect tactile, Wesselmann transforme certaines de ses toiles en environnements, y intégrant du mobilier réel. Le relief est aussi suggéré par des découpages dans divers supports – carton, aluminium ou encore acier.

En somme, en expérimentant avec des images existantes et en les recyclant, l’artiste les retient avant tout pour leurs qualités plastiques, substituant ainsi aux objets des objets de peinture.

Pop Forever – Tom Wesselmann,
jusqu’au 24 février 2025, Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, bois de Boulogne, 75116 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Tom Wesselmann ou l’érotisme désincarné

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