Belgique - Art contemporain

Bruxelles

Wesselmann et Smithson

Une double exposition montrant la diversité des démarches contemporaines

Par Michel Draguet · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1994 - 943 mots

Poursuivant une tradition d’ouverture vers les États-Unis qui s’était imposée dès 1958, le Palais des beaux-arts présente une double exposition de Wesselman et Smithson. Les différences et les complémentarités qui peuvent apparaître entre une des figures de proue du Pop’ art et un des pionniers du Land art sont moins l’expression d’une volonté marquée que le fruit de hasards qui montrent la diversité des démarches contemporaines.

BRUXELLES - Chacune de ces expositions a son histoire. La rétrospective Wesselman, inaugurée à Valence, est passée par la Kunsthalle de Tübingen avant d’arriver à Bruxelles qui l’a coproduite. Quant à Smithson, l’exposition, présentée à Valence à l’automne dernier, inaugurera le Musée d’Art contemporain de Marseille dont les travaux, malgré quelques retards, arrivent à leur terme.

Les deux manifestations ont leur intérêt. Au fil de sa rétrospective, Tom Wesselman (1931) se révèle comme un artiste aux facettes peut-être trop souvent occultées par le succès mythique de sa série des "grands nus américains". Ainsi, au sortir des années cinquante, une impressionnante série de dessins, où le trait dialogue avec les effets de collage, témoignent non seulement de la vitalité d’un expressionnisme lyrique, mais d’une recherche qui s’inscrit dans le prolongement décoratif d’un Matisse ou d’un Bonnard. On sent poindre là l’origine de ces nus qui, pour américains qu’ils se proclament, attestent d’un intérêt soutenu pour des artistes qui, en France même, passaient alors pour de simples décorateurs dépourvus de la gravité intellectuelle d’un Braque ou d’un Picasso. Le sens de la construction dans le plan, le lyrisme du trait qui ondule et ondoie, la suavité d’une palette lumineuse rendent compte d’une spécificité que Wesselman conservera au sein même du Pop’ américain.

Les portraits - collages réalisés à partir de 1959 prolongent l’expérience initiale et ouvrent la voie à ces Great American Nudes dans lesquels l’hédonisme érotique se voile d’inaccessibilité. Le parcours de l’artiste a le mérite de révéler la cohérence interne qui, des dessins du début, conduit à de vastes scénographies faisant appel au collage, à l’assemblage, aux effets de trompe-l’œil, à la reconstitution d’un environnement quotidien où le mythe se fait réalité pour mieux en saper les assises conventionnelles. Solidement implanté dans la mouvance Pop’, Wesselman pressent dans l’objet le révélateur d’une mise à distance, qui n’est plus synonyme de connaissance mais consécration d’une réalité qui se possède dans l’anonymat du besoin créé. Par leur objectivité asphyxiante, par le caractère lisse de leur facture, par l’obsession du détail insignifiant devenant support d’un discours, ces grands ensembles monumentaux consacrent en de vastes paysages urbains l’artificialité du mot "désir" dans une société de consommation.

Land art
Cet érotisme qui allie inaccessibilité et gros plans, pourrait paraître aux antipodes de l’œuvre de Robert Smithson (1938-1978), s’il ne témoignait pas d’un même sens critique à l’égard du monde qui nous entoure. En moins de dix ans de création active, Smithson n’a pas seulement été un des pionniers du Land art avec sa célèbre Spiral Jetty (1969-1970). L’artiste a témoigné d’une activité prodigieuse comme critique, comme peintre (dans le style néo-expressionniste peu connu du public), comme photographe, comme consultant artistique ou comme sculpteur, cherchant à explorer cette "infinitude" qu’il exaltait dans l’œuvre de Tony Smith et qu’il retrouvait dans le cinéma et la photographie, omniprésents dans l’exposition qui reprend ici quelques-unes des découvertes présentées à Los Angeles il y a peu. L’exposition puise aussi son originalité dans une sélection des premiers collages et peintures de Smithson rarement montrés à ce jour. On y retrouve un bestiaire fantastique qui mêle conquête spatiale et préhistoire, géologie et philosophie, imaginaire et science.

Du minimalisme qu’il explore dans ses Enantiomorphic chambers (1935), Smithson tire une réflexion sur les notions de "site" et de "non-site" qui fera date. À travers l’usage du miroir et le dédoublement de la forme que celui-ci soutend, ne souligne-t-il pas l’inaccessibilité même de la réalité, des "non-site", en des termes différents quoique parallèles de Wesselman ? Après avoir magnifié l’artificialité de l’image dans ses Mirror displacements et dans ses travaux photographiques originaux, Smithson ramène les matériaux naturels dans l’espace abstrait de la galerie, régi selon des principes minimalistes rigoureux. L’intérêt de Smithson ira ensuite vers les sites. Sa vision du Land art, marquée par l’expérience du minimalisme, aspire au lyrisme dans l’exaltation du désordre inhérent au système et inscrit dans la dégradation irréversible de la matière. D’où ce concept d’entropie, que les organisateurs mettent en exergue de l’exposition. À côté des célèbres Earthworks, la rétrospective offre un large panorama du travail graphique de Smithson qui compte, en moins de dix années de travail, quelques sept cents numéros. C’est une révélation qui confirme l’importance d’un artiste déjà essentiel par la seule qualité de ses écrits dont, signalons-le au passage, le catalogue offre pour la première fois une sélection en langue française.

Deux expositions qui se croisent au hasard des programmations non sans échanges de regards. L’intérêt de la confrontation, outre la présentation de deux personnalités fortes, tient dans ce dialogue qui, au-delà des différences, montre à quel point deux artistes peuvent réagir, chacun à sa façon, aux problèmes du jour qui restent des problèmes de toujours.

Palais des beaux-arts de Bruxelles, Tom Wesselman et Robert Smithson, du 17 juin au 28 juillet.

James Lingwood, Maggie Gilchrist, Kay Larson, Marianne Brouwer, Jean-Pierre Criqui, écrits de Robert Smithson, introduction de Claude Gintz. Catalogue Robert Smithson, Réunion des musées nationaux, 330 pages, 40 ill. couleurs et 276 ill. n/b. Prix 1800 FB (environ 300 F). Édition bilingue français/anglais.

Marco Livingstone, Jo-Anne Birnie Danzker, Tilman Osterwold, Meinrad Maria Grewenig, Catalogue Tom Wesselman, Institut für Kulturaustausch, Tübingen et Cant Verlag, Ostildern, Stuttgart, 181 pages, 29 x 23 cm, 98 ill. en couleurs. Prix 980 FB (environ 165 F).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°4 du 1 juin 1994, avec le titre suivant : Wesselmann et Smithson

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