Art ancien - Art moderne

XIXE SIÈCLE

Théodore Rousseau, le révolté (si si !)

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 3 avril 2024 - 875 mots

PARIS

L’exposition proposée au Petit Palais permet de réévaluer ce paysagiste au style audacieux qui est aussi à l’origine de la première réserve naturelle au monde.

Théodore Rousseau (1812-1867), Le Mont-Blanc, vu de la Faucille, effet de tempête, commencé en 1834, huile sur toile, 146 × 242 cm. © Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague
Théodore Rousseau (1812-1867), Le Mont-Blanc, vu de la Faucille, effet de tempête, commencé en 1834, huile sur toile, 146 × 242 cm.
© Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague

Paris. Le visiteur qui entre dans le parcours composé d’une cinquantaine d’œuvres de Théodore Rousseau (1812-1867), enrichi d’une section consacrée à des photographes contemporains du peintre, se trouve face à une toile de grande taille, un format de Salon. Commencé en 1834 dans le Jura, Le Mont-Blanc vu du col de la Faucille. Effet de tempête [voir ill.] est décrit par Alfred Sensier dans Souvenirs sur Th. Rousseau (1872), comme une « toile magnifique sous ses étrangetés, qui donnerait le vertige et l’effroi si Rousseau s’était imposé la tâche de mettre en ordre quelques trop sauvages harmonies ». Le tableau ne sera pas présenté au Salon où il aurait certainement été refusé, comme le sera Descente des vaches dans le Haut-Jura (1834-1835) en 1836. C’est que l’artiste est un révolté et cela se voit dans sa peinture. En 1829, il s’est présenté au prix de Rome du paysage historique, mais a claqué la porte en découvrant le sujet imposé : « Le cadavre de Zénobie retiré de l’Araxe par les pêcheurs ». Lui, le moderne, peint le paysage sans avoir besoin d’un prétexte tiré de Tacite.

Peindre la nature sauvage

On a du mal aujourd’hui à envisager le maître (avec Jean-François Millet) de l’école de Barbizon en jeune romantique. Il suffit pourtant de regarder ce Mont-Blanc pour voir en lui le fils de William Turner et le petit frère d’Eugène Delacroix. À l’agitation du ciel répond celle des coups de brosse et, au premier plan, le chaos de la nature confine à l’abstraction. Dès le début de sa carrière, Rousseau est radical d’abord dans sa conception du paysage, au plus près de la réalité qu’il découvre pendant ses voyages en France, mais aussi dans la composition comme dans la technique. À propos de l’œuvre qu’il a présentée au Salon de 1831, Sensier analyse son style : il « était allé se mesurer avec les forces les plus sauvages, avec les harmonies les plus grandioses, son talent en imposait trop par ses audaces ; Rousseau osait tout ce qui fixait ses yeux : tantôt c’était la structure d’un terrain montant, qui prenait toute sa toile, et ne laissait voir qu’une échancrure de ciel ; tantôt c’était un ciel mouvementé, qui absorbait le terrain […] ; puis des observations passionnées sur un filet d’eau qui glisse entre les pierres, sur des ajoncs et des lichens qui envahissent des coins abandonnés. Révolutionnaire sans le savoir, il exaltait les enfants de l’avant-garde et révoltait les attardés. »

Réaliste avant l’heure

« Refusé » : le registre des procès-verbaux des décisions du jury du Salon de 1838 montre le sort réservé aux deux œuvres présentées par le peintre. C’est aussi ce qui arriva en 1836 à La Descente des vaches dans le Haut-Jura ici évoqué par une esquisse et une ébauche car le tableau lui-même est presque noir, rongé par le bitume dont Rousseau faisait un usage inconsidéré. Même absente du Salon, l’œuvre est déjà célèbre dans le milieu artistique et le peintre Ary Scheffer l’expose dans son atelier où, raconte la commissaire de l’exposition, Servane Dargnies-de Vitry, « on voit alors défiler toute la bohème romantique ». L’artiste y gagne un surnom, « Le Grand Refusé », conforté lors du Salon de 1841 auquel L’Allée des châtaigniers (1837-1841) est à son tour jugé indigne de figurer. Le scandale est grand, d’autant qu’il prend un aspect politique. Le jury conservateur est vu comme l’émanation du régime en place, la monarchie de Juillet, tandis que les œuvres de Rousseau sont considérées comme accessibles au peuple puisqu’il montre la réalité dans laquelle celui-ci vit et peut donc comprendre – à l’inverse d’un sujet mythologique.

Écologiste avant l’heure

En 1848, le peintre, qui s’est installé à Barbizon dans la forêt de Fontainebleau, reçoit une commande de l’État – la monarchie de Juillet est tombée. L’année suivante, au Salon où il n’avait pas exposé depuis 1835, il présente, Une avenue, forêt de l’Isle-Adam (1849, voir ill.) qui est, selon le commentaire de Greg M. Thomas dans le catalogue, « particulièrement important pour la mise au point de l’esthétique écologique nouvellement mûrie par Rousseau ». La nature y est magnifiée, rendue de manière organique, et la vie des paysans s’y inscrit harmonieusement. Or Rousseau, qui arpente chaque jour la forêt, est le témoin de déboisements d’ampleur et d’une pression touristique grandissante. Les arbres majestueux dont il fait le portrait sont menacés. La Mare aux fées, forêt de Fontainebleau (1848) dont a il peint si magnifiquement l’étrangeté en hiver, est envahie aux beaux jours par les excursionnistes parisiens venus par le train et renseignés par les guides de Claude-François Denecourt qui fait ouvrir des sentiers dans les bois. En 1852, le peintre écrit au ministre de l’Intérieur, le comte de Morny, pour demander« que l’art ait sa place dans cette grande exploitation. Que les lieux qui sont pour les artistes des sujets d’études, des modèles reconnus de composition et de tableau, soient mis hors d’atteinte de l’administration forestière qui les gère mal et de l’homme absurde qui les exploite ». Il sera entendu : en 1853 est décidée la création de la première réserve naturelle au monde. Jusqu’au bout, Rousseau aura été un révolté et un moderne.

Théodore Rousseau. La voix de la forêt,
jusqu’au 7 juillet, Petit Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°630 du 29 mars 2024, avec le titre suivant : Théodore Rousseau, le révolté (si si !)

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