STRASBOURG
Motif fétiche du peintre, le bocal rempli de formol et de bizarreries anatomiques animales lui permet de travailler sur la transparence entre figuration et abstraction.
Strasbourg. Quelque deux cents bocaux qui contiennent des spécimens de vertébrés et d’invertébrés – mammifères, reptiles, amphibiens ou poissons – conservés en fluide, issus des collections du Musée zoologique de Strasbourg, sont rangés sur les étagères d’une « bibliothèque » imposante. Sommes-nous dans les réserves du Musée zoologiques ? Non, au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, où Stéphane Belzère (né en 1963), dans l’exposition « Mondes flottants » met en regard ces « formes molles » et leur interprétation picturale.
Le parcours s’ouvre sur une œuvre de taille importante (2000), qui figure justement dans la salle dite des Pièces molles du Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Sous une lumière tamisée, au fond de la salle, l’artiste, séparé par une vitre, contemple ces créatures étranges, réduites au silence. Mais, vitre ou bocal, ces deux objets en verre partagent une caractéristique commune, source de fascination pour les peintres : la transparence. La référence majeure pour ce thème reste Intérieur, bocal de poissons rouges d’Henri Matisse (1914), où se pose déjà le problème du rapport complexe entre l’intérieur et l’extérieur.
Chez Stéphane Belzère, le bocal, qu’il soit grand ou petit, se transforme en un laboratoire qui permet un échange visuel entre le dedans et le dehors. De fait, avec les « Immersions » – des toiles dominées par un bleu profond (2001-2003) –, il nous propose un point de vue inédit : « Nous ne sommes plus en train d’observer le spécimen dans le bocal, nous sommes à la place du spécimen… plongés dans le liquide de conservation, côtoyant de grandes formes indistinctes, bribes de créatures mystérieuses », explique-t-il dans le catalogue de l’exposition. Mystère que l’on doit également à la capacité de l’artiste à jouer sur cette rencontre entre la forme et l’informe, entre le figuratif et l’abstrait.
À la différence des poissons rouges de Matisse, stylisés mais d’apparence encore intacte, les entrelacs et les circonvolutions, les formes souples immergées dans les bocaux de Belzère sont souvent indistincts. Cette version picturale de la sculpture molle fait appel à des « objets » qui ne sont plus clairement déterminés, à des matériaux incertains qui flottent dans un univers aquatique. Univers que l’on trouve déployé dans les trois toiles horizontales, de taille monumentale – huit mètres – qui courent au long d’un mur. Superposées, ces strates ou ces paysages liquéfiés de bleu pâle peuvent évoquer les célèbres bords du lac Léman par Ferdinand Hodler – Belzère a des origines suisses. L’aspect non figuratif de ces œuvres libres de toute référence au monde zoologique – en dehors de quelques vagues reflets – est souligné par leur titre neutre, Les Tableaux longs (2012-2014, voir ill.). Face à cette « abstraction aquatique » poétique, on songe à la sensation décrite par Novalis comme « la puissante nostalgie de la liquéfaction […] en fin de compte, toutes nos sensations agréables sont des dissolutions de toutes sortes, des mouvements en nous des eaux originelles » (Novalis, Hymne 2, Hymnes à la nuit, 1800, Gallimard, 1980).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°586 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Stéphane Belzère, le maître des bocaux