PARIS
Le Musée d’Orsay présente les œuvres de jeunesse, empreintes de mélancolie, du peintre belge Léon Spilliaert. Le noir et l’obscurité donnent le ton de ses autoportraits graves et des paysages sombres d’Ostende.
Paris. Consacrée au peintre symboliste belge, encore méconnu en France, Léon Spilliaert (1881-1946), l’exposition « se concentre sur les années les plus intenses de sa création, entre 1900 et 1919, et décline un nombre limité de thèmes, à partir d’ensembles constituant des variations autour d’un même sujet », précise le dossier de presse. Les sections « Lumière et solitude », « Spilliaert, illustrateur de Verhaeren et de Maeterlinck », « Intérieur », « Autoportrait en somnambule », « Espace d’Ostende », « Vertige de l’infini », « Figures d’Ostende, le théâtre des ombres » constituent le parcours proposé par les commissaires Anne Adriaens-Pannier, experte de l’artiste et Leïla Jarbouai, conservatrice du musée.
Le spectateur remarque rapidement que le style de Spilliaert varie peu et que ses images abandonnent tout ancrage dans le temps. Lui qui déteste la peinture à l’huile qu’il trouve poisseuse, capable ni de légèreté, ni de transparence, refuse l’épaisseur et l’opacité, emploie l’aquarelle mélangée aux crayons de couleurs et aboutit à des images dont la fluidité rappelle celle du reflet spéculaire.
Spilliaert n’a pas besoin d’un objet exceptionnel pour obtenir un effet d’étrangeté. La Coupe bleue (1907) ou Les Flacons (1909), aux surfaces lisses, semblent suspendus, décollés de la table. Le refus de la texture et de la tactilité, le traitement « immatériel » des objets comme irradiés par la lumière spiritualisent la substance. Dans ces sobres scènes d’intérieur, les composants banals de la vie quotidienne d’un cadre bourgeois se transfigurent en un théâtre d’ombres mystérieuses où le spectateur est progressivement saisi d’un sentiment d’irréalité. Découpés arbitrairement, d’étroits segments de l’espace abritent des objets qui affichent leur isolement. L’œil est capté par ces différents éléments, enveloppés de lumière, simplifiés à l’extrême et qui semblent installés avec une précaution infinie dans un monde figé où toute activité est comme interdite. L’arrêt du temps et l’immobilité donnent une forme picturale à ce qui paraît irreprésentable : un silence irradiant et pénétrant. « Je connais peu d’œuvres où la conversation avec l’auteur soit plus directe. Cela vient surtout de ce qu’il parle à voix presque basse, comme il sied pour la confidence, et qu’on se penche pour l’écouter. » Cette phrase d’André Gide, énoncée au sujet d’Édouard Vuillard, un autre symboliste subtil, pourrait également décrire le monde ouaté de Spilliaert.
Les mêmes effets intimistes se retrouvent transposés en « plein air ». Dehors comme dedans, la lumière reste tamisée ; l’atmosphère demeure grisâtre et les couleurs en demi-ton permettent à peine de distinguer les composants de la toile. Tout reste évanescent, insaisissable, et de l’espace vaporeux émergent à peine des silhouettes éthérées. Ces images d’ailleurs se situent pratiquement toutes dans le même lieu : la ville natale de l’artiste, Ostende. Tantôt vue face à la mer – des paysages brumeux –, tantôt présentée par son architecture rectiligne et ses perspectives accélérées qui donnent le vertige – Les Galeries royales d’Ostende (1908) –, cette station balnéaire reste le royaume de Spilliaert. Curieusement, parfois la nature hérite de la structure géométrique urbaine, comme avec le magnifique Brise-lames au poteau (1909 [voir ill.]) où le regard est happé par un triangle noir qui pénètre dans la mer. On regrette que l’accrochage dans cette partie de l’exposition soit trop serré, d’autant que les salles, relativement étroites, ne permettent pas suffisamment de recul.
Casanier, Spilliaert, voyageur autour de sa chambre ? Sans doute. Cependant, le peintre trouve sa terre promise dans la littérature. Ses illustrations ne sont pas de simples traductions, mais des interprétations plastiques dont la valeur poétique égale celle du texte. Il est probable que le voyage capable d’atteindre la plus grande profondeur est celui où l’artiste se prend pour objet. Certes, dans ses premiers autoportraits, il se sert encore de formules classiques. Sur un fond aplati se détache une figure imposante qui occupe presque entièrement la surface du tableau (Autoportrait, 1907, Autoportrait aux masques, 1903 [voir ill.]). Mais, malgré ces poses conventionnelles, ces œuvres laissent transparaître le trouble, l’inquiétude, concentrés dans la représentation de l’œil, cerné d’un épais trait noir, ou d’une forme étrangement concave, parfois transformée en une tache « aveugle ».
Ces autoportraits finissent par devenir des « automortraits ». Démultipliés par un jeu de glaces, ils émergent en traîtres, par derrière, aussi inquiétants que la plante aux pointes acérées qui menace la silhouette du peintre (Autoportrait au chevalet, 1908). Puis, immobile, comme pétrifié, le peintre ne peut que constater la dissolution de sa représentation, le blanchiment progressif de l’image jusqu’à sa disparition. Sans un geste qui pourrait fissurer la fragilité de son effigie, il se métamorphose alors en un fantôme.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°554 du 30 octobre 2020, avec le titre suivant : Spilliaert, symboliste de proximité