PARIS
À l’écart d’un Symbolisme littéraire, un cercle de peintres belges, de Khnopff à Spilliaert, cultive un rapport angoissé au monde, perçu comme radicalement étranger. De la banalité même d’une nature désertée par l’homme naît un art singulier, nimbé de mystère, travaillé par le modèle photographique.
PARIS - “Toute parole est un préjugé.” Cette maxime écrite par Léon Spilliaert (1881-1946) sur un portrait de Friedrich Nietzsche, qu’il dessine en 1901, “Les peintres du silence” présentés dans l’exposition du Centre Wallonie-Bruxelles auraient pu la faire leur. Parmi ces sept artistes belges figurent Spilliaert bien sûr, mais aussi Fernand Khnopff (1838-1921), Auguste Donnay (1862-1921), William Degouve de Nuncques (1867-1935), Philippe Derchain (1873-1947), Georges Le Brun (1873-1914), Xavier Mellery (1845-1903) et Maurice Pirenne (1872-1968). À l’écart d’un Symbolisme d’inspiration littéraire, peuplé de dieux, de chimères ou autres créatures fantastiques, cette poignée de peintres recherche dans l’observation obstinée du réel les clés du mal-être de la civilisation occidentale, devenue étrangère au monde qu’elle habite. Évidemment, Khnopff et Spilliaert ont dans une certaine mesure sacrifié à la mythologie de la femme vénéneuse ou inaccessible, caractéristique de la poésie symboliste, de même que Mellery a succombé aux tentations allégoriques. De récentes et mémorables manifestations consacrées à ces artistes l’ont remarquablement montré (lire le JdA n° 50, 19 décembre 1997 et n° 107, 9 juin 2000). Mais l’exposition s’intéresse à un autre versant de leur travail non moins original, et qui lance un véritable défi au langage et au commentaire. Comprendre l’irréductible singularité de leurs œuvres oblige à un examen scrupuleux des moyens proprement picturaux ou graphiques auxquels ils ont recours. Car, ainsi que le notait Maurice Pirenne, “le peintre n’a qu’à se taire. C’est à ses tableaux de parler”. Effet de nuit (1896) de Degouve de Nuncques, par exemple, semble abolir la profondeur, en réduisant sa composition à une superposition de strates, drapées dans une gamme de verts et de bleus ouatés, ponctuées de minuscules taches lumineuses. Celles-ci indiquent une présence humaine le plus souvent absente des œuvres réunies ici.
Dans un esprit comparable, Un crépuscule (1890-1895) de Khnoppf confine le regard à la surface en dissolvant les formes dans un flou nimbé de mystère. Plus franche, la manière de Spilliaert n’en est pas moins hantée par la mort et, dans La Chambre à coucher, le drap de lit phosphorescent semble se muer en linceul. Sur le plan formel, le même Spilliaert ménage de subtils jeux d’échelle (Les Flacons, 1909) qui confèrent aux objets une singulière et inquiétante présence.
Deux pistes semblent se dessiner : l’une tend vers une relative atonie du coloris, voire vers le gris, l’autre se laisse entraîner vers une certaine stylisation, à l’instar de Degouve de Nuncques, dont La Maison aveugle de 1892 préfigure superficiellement l’univers magrittien. Dans ce temps éternellement figé, le passé, pictural bien sûr, fait un retour au cœur même de la représentation. Les natures mortes de Pirenne, situées quelque part entre Chardin et Morandi, se souviennent ainsi que le terme “vie coye”, c’est-à-dire vie silencieuse, a longtemps désigné ce genre. Surtout, un dessin comme La Porte ouverte de Spilliaert ressuscite les mânes d’un maître de la peinture hollandaise du Siècle d’Or, Samuel Van Hoogstraten. Les Pantoufles, un tableau conservé au Louvre, apparaît ainsi comme un prototype – inconscient – de cette mise en scène de l’absence que pratiquent les “peintres du silence”.
Face à des dessins comme ceux de Mellery, le modèle photographique s’impose à la méditation esthétique. Comme le souligne Francis Carrette dans le catalogue, “Mellery, le premier, cherche pour exprimer ses sentiments la voie de l’ombre et de la fixité, celle aussi plus radicale du noir et blanc. Il parodie de la sorte certains traits caractéristiques de la photographie en plein essor. Mêmes attitudes figées par les longs temps de pose que requièrent les procédés de l’époque, mêmes regards fixes des modèles raidis dans leurs attitudes, mêmes cadrages serrés sur le sujet qui excluent toute éventualité d’anecdote.” À travers des œuvres comme Digue et lumières (1909) de Spilliaert, L’Escalier de Mellery, Soir de pluie de Derchain, s’esquisse une analogie avec la photographie, qui, par un cadrage singulier, donne à voir ce que l’œil ne voit pas. Le monde est alors perçu comme un signe, dont l’interprétation – ou l’élucidation – relève plus de l’intuition et de la sensibilité que de l’explication logique.
Pour revenir à Nietzsche, évoqué en introduction, un de ses aphorismes résume à sa façon l’esprit de l’exposition : “Ce n’est pas d’apercevoir le premier quelque chose de nouveau, mais de voir comme d’un œil neuf la vieille chose depuis longtemps connue, que tout le monde a déjà vue sans la voir, qui distingue les esprits vraiment originaux.” (Humain, trop humain, II)
LES PEINTRES DU SILENCE, jusqu’au 24 février, Centre Wallonie-Bruxelles, 127-129 rue Saint-Martin, 75004 Paris, tél. 01 53 01 96 96, tlj sauf lundi 11h-19h. Catalogue, 143 p.
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Le silence du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°141 du 25 janvier 2002, avec le titre suivant : Le silence du monde