Evénement

Sous la diversité, la permanente modernité

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 18 mai 2011 - 959 mots

L’œuvre de Gino Severini déroute et désoriente, comme si la cohérence passait par la régularité, comme si l’hétérogénéité contredisait l’harmonie. Des ambivalences du « sentiment moderne ».

Pour qu’il y ait un début, il faut une fin. Et inversement. Péremptoire et sophistique, cette assertion articule nombre de discours historiographiques, de telle sorte que l’histoire de l’art ressemble quelquefois, sous des plumes spécieuses, à un vaste champ de bataille où les uns triomphent des autres, sans rémission, sans indulgence, sans nuance. 
Les annales esthétiques font certes état de victimes expiatoires et de Canons en action (1914-1915), mais le terrain fut souvent moins miné et le combat moins funeste. Reste à savoir repérer les survivants. Mieux, les survivances. Celles qui permettent de remplacer l’amnésie par la mémoire, la rupture par la transition. Parfois les vainqueurs ont annexé, parfois les vaincus ont résisté. Souvent la guerre n’a pas eu lieu. Ou tout juste fut-elle froide. Avec d’étonnants rapports de force. 

La question esthétique
Si le néoclassicisme peut être considéré comme le premier courant d’ampleur européenne, le futurisme est sans doute le premier mouvement d’envergure continentale : regroupé autour d’un animateur, fédéré par un manifeste, rallié à une cause, parfaitement structuré, le faisceau marinettien est le premier à ainsi s’engager dans une lutte radicalement moderne, dont la césure serait l’arme blanche et la tabula rasa celle de destruction massive.
Quoi qu’il en dise, quoi que l’on en dise, le futurisme puise ses sources dans le passé. Nécessairement, presque ontologiquement. De même, le parcours de Gino Severini, fait de répudiations et de déchirements, est traversé par une cohérence certaine, peut-être aussi par une cohésion avec ce(ux) qui l’entoure(nt). À cet égard, devant ses Souvenirs de voyage, qui
oserait s’aventurer sur la ligne Maginot des catégories, sur le registre fragile des frontières ? Qui pourrait décemment trancher en faveur d’un pointillisme tardif ou d’un protofuturisme ? Devant ces œuvres culminantes, le systématicien n’est-il pas voué à avancer sur un fil ténu et périlleux, comme cet admirable Équilibriste de 1929 destiné à la maison de Léonce Rosenberg ? 

La préoccupation sociale
À l’image de ses homologues hexagonaux – Seurat et Signac en tête –, le divisionniste italien est particulièrement attentif à la mission et à la dimension sociales, presque sociétales, de l’art. Car si les recherches d’Eugène Chevreul ou d’Ogden Rood sont des cautions théoriques pour les principaux acteurs du divisionnisme, ces derniers ne sont pas pour autant de simples exécutants techniques, aussi virtuoses et scientifiques soient-ils.
Les transformations industrielles, les mutations économiques et les réaménagements urbains constituent des thèmes privilégiés par Severini, et ce dès sa production la plus précoce, notoirement divisionniste (Une rue de Porta Pinciana au coucher de soleil, 1903). Or, cette appétence sociale, longtemps mésestimée par l’exégèse, hante encore de nombreuses œuvres d’obédience futuriste, de telle façon que se dessine une permanence thématique évidente.
Des pastels trahissant une fascination pour la technologie et ses incidences humaines (Tramway sur le boulevard, 1913) aux toiles résolument hypnotisées par la grande machine guerrière (Train blindé, 1915), le sentiment moderne irrigue sans cesse la création de Severini, que ce « moderne » soit synonyme de « contemporain » ou de « moderniste », son versant exacerbé et programmatique.

La décomposition formelle
Si la scrutation sociale doit être perçue comme un fil rouge thématique chez Severini, son extraordinaire capacité à pénétrer et à (dé)construire en est un autre, plus formel. Que l’artiste ait commercé successivement avec le divisionnisme, le futurisme et le cubisme, rien de plus logique : il s’agit là de trois tendances qui plébiscitèrent des décompositions optiques et des redéploiements organiques.
Le point, la facette et le prisme ne sont que de dissemblables modalités, ou modulations, d’une vision disciplinée. Et les vibrations pointillistes du Marchand d’oublies (1908) ne sont, en réalité, pas si éloignées des prescriptions futuristes à l’œuvre dans Expansion de la lumière (1913-1914), une toile dont certaines solutions fraient avec le cubisme d’un Arlequin à la mandoline (1919).
Aussi Severini, avec force logique, est-il éminemment analytique, viscéralement plastique, obsédé par la ligne et le trait, par les linéaments du réel. Le fauvisme et l’expressionnisme, plus déliquescents, moins solennellement respectueux de la forme, ne pouvaient l’intéresser. 

L’ambition classique
C’est là toucher à la profonde bienveillance de Severini envers la tradition et ses expédients (Contrastes de matières vivantes, 1931). L’artiste ne peut, foncièrement, physiquement, renoncer au monde. Et l’abstraction, avec laquelle il flirte de manière admirable (Danseuse et tzigane, 1913), n’est pas pour lui.
Tout comme les cubistes ne parviendront jamais à s’abstraire du sensible et à divorcer – par leurs sujets – de la nature, Severini, tout comme De Chirico, ne désertera jamais ce classicisme qui infiltre l’entièreté de son œuvre, et dont témoignent les somptueuses recherches des années 1920, non pas comme un retour à l’ordre, mais comme un retour en grâce et en majesté d’une certaine nostalgie – classique, populaire et codifiée (Les Joueurs de cartes, 1924). « Commedia dell’arte », dit-on au théâtre.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Gino Severini, futuriste et néo-classique » jusqu’au 25 juillet 2011. Musée de l’Orangerie. Tous les jours de 9 h à 18 h. Fermé le lundi. Tarifs : 9,5 et 7 €. www.musee-orangerie.fr

Les fresques de Severini. À l’instar des maitres de la Renaissance, l’artiste s’est vu confier de 1921 à 1922 la décoration de la « salle des masques » du château Di Montegufoni, un hôtel situé à 20 km de Florence. Le thème était imposé : la comedia dell’arte. Idéal pour l’artiste qui y traduit son retour à l’ordre après la guerre. Sur la paroi ouest de la pièce, trois Arlequins représentant les deux fils du commanditaire ainsi que Severini lui-même, évoluant dans un paysage imaginaire. Travestissement lourd de sens puisqu’il traduit une personnalité aux multiples facettes tant picturales que politique (www.montegufoni.it).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Sous la diversité, la permanente modernité

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