À Riom, près de Clermont-Ferrand, le musée Mandet salue le travail de l’un des plus importants designers du xxe siècle : Ettore Sottsass. Père de Valentine, la fameuse machine à écrire, il militait en faveur du plaisir des sens. Sa vie, son œuvre.
C'est sans doute le designer le plus important du XXe siècle. Bien que ce seul vocable de designer soit indéniablement étriqué pour un homme qui a produit une œuvre aussi puissante et on ne peut plus protéiforme. Ettore Sottsass (1917-2007) était à la fois architecte, designer industriel, dessinateur, photographe, poète, sans oublier théoricien sinon polémiste… Bref, un être complet et évidemment complexe. Un artiste dans toute sa splendeur ? « Je ne suis pas un artiste, insistait-il, mais un designer et un architecte. Par curiosité, il arrive que je fasse des dessins qui ne sont ni du design ni de l’architecture, mais c’est ainsi. Veuillez m’en excuser ! » Pour rien au monde, on ne le pardonnera.
Pourquoi n’en a-t-il pas croqué davantage de ces magnifiques esquisses au trait sûr et reconnaissable entre tous ? Idem pour ses photographies, splendides, à l’instar, notamment, de celles réunies dans un livre intitulé Le Regard nomade (éd. Thames & Hudson, 1996), aujourd’hui épuisé, dans lequel le lit défait d’une chambre d’hôtel, la serrure d’une porte africaine ou encore le crépi d’un mur du Mezzogiorno évoquent ses obsessions et sa fascination pour l’errance, mais apprennent surtout à regarder.
Ettore Sottsass avait avant tout un œil. S’il ne croyait pas en Dieu – car pour lui, tout était « sacré » –, il n’hésitait pas, en revanche, à exprimer sa foi en un monde meilleur. « Le but premier du design est de faire sourire, de porter chance, de rendre heureux », disait Sottsass. Aussi plaçait-t-il au centre de ses préoccupations ce lien que les gens tissent avec les objets : « Arriver à créer une relation entre une personne et un objet est le maximum qu’un designer puisse atteindre. Un objet, c’est un ami », avançait-il. Plus que par l’aspect fonctionnel et technologique du design ou par le style, il s’intéresse à la vie : « Il ne s’agit pas d’inventer, mais d’apporter du bien-être. » Sottsass fera du design un enjeu de discussions intellectuelles et existentielles.
Une vie avant Memphis
Né le 14 septembre 1917 à Innsbruck (Autriche) d’une mère autrichienne et d’un père italien, architecte et élève d’Otto Wagner à Vienne, Ettore Sottsass passe son enfance dans le Haut-Adige, une région de montagnes – les Dolomites. Souvent, il a évoqué l’empreinte nostalgique de ses jeunes années sur son travail de designer : « Enfant, je vivais beaucoup dehors. Je me suis amouraché du monde, de l’eau, du soleil, de la forêt… Et le monde est coloré. La couleur, chez moi, perpétue le souvenir de cette joie liée au temps de l’enfance. » À la couleur, Sottsass associe des formes élémentaires qu’il empile ou juxtapose de manière ludique et expressive, sous forme de petites architectures. Ce principe de base ira de pair avec sa recherche de simplicité et sa volonté de nouer un rapport direct aux choses.
En 1929, la famille Sottsass s’installe à Turin, ville dans laquelle, plus tard, le jeune Ettore suivra les cours d’architecture du célèbre Politecnico. En 1939, l’année où il décroche son diplôme d’architecte, il est mobilisé puis fait prisonnier en Yougoslavie. Ce n’est qu’après la guerre, en 1947, qu’il ouvre son agence d’architecture, à Milan.
Souvent, lorsqu’on évoque le patronyme de Sottsass, le premier mot qui vient à la bouche, est… Memphis, du nom de ce fameux groupe de designers qu’il a réuni, en 1981, dans la capitale lombarde. C’est oublier un peu hâtivement que Sottsass a fondé ledit collectif à… 63 ans passés ! Bref, qu’il y a bien eu une vie avant Memphis… et qu’il y en a eu une autre après également.
Dès les années 1950, Ettore Sottsass œuvre pour la grande industrie, notamment pour l’éditeur de meubles Poltronova. Chez Olivetti, grande firme transalpine de produits électroniques, il sera designer consultant de 1958 à 1980. Il dessine notamment la célèbre machine à écrire portable rouge Valentine, ainsi que l’ordinateur Elea 9003, avec lequel il décroche, en 1959, son premier Compasso d’Oro, prix notoire du design italien.
Dans les années 1960 et 1970, Sottsass poursuit, en parallèle, des recherches davantage expérimentales et une réflexion théorique au sein du mouvement radical italien. En 1978, il adhère au collectif Alchimia, puis, trois ans plus tard, en 1981, fonde donc le groupe Memphis, avec une poignée de jeunes et joyeux designers, tels Georges Sowden, Matteo Thun, Michele De Lucchi ou Nathalie du Pasquier. Une véritable révolution ! L’univers rationnel et standardisé de l’époque en prend un sacré coup. Propulsé gourou du Nuovo Design, Sottsass imagine des meubles totémiques à l’esthétique chahutée et à la fantaisie débridée. Ces derniers sont à la fois ironiques et suggestifs, voire « affectifs », comme en témoigne l’une de ses créations emblématiques, la bibliothèque Carlton : des panneaux en stratifié coloré, assemblés tel un château de cartes, véritable hymne à l’instabilité et… offense au bon goût.
L’Inde et les hippies révélés
Vingt ans avant Memphis, en 1961, deux moments forts ont façonné le destin de Sottsass, deux voyages quasi initiatiques : l’un en Inde, l’autre à San Francisco. Le premier voyage fut un choc qui a transformé à jamais sa façon de percevoir le quotidien. Sottsass est fasciné par les temples, l’érotisme de l’art tantrique, l’artisanat traditionnel et l’humilité des petites choses ordinaires : « On vit là-bas avec l’essentiel : grâce à des gestes rituels, on prend le temps de profiter du pain qui vous maintient en vie et si l’on laisse sur les murs les marques du temps se superposer, c’est une manière d’apprivoiser la mort. »
Le second voyage est tout autant formateur : il flirte alors avec le mouvement hippie, rencontre les poètes de la Beat Generation et en particulier Allen Ginsberg, dont sa première femme, Fernanda Pivano, est la traductrice en Italie. « D’une certaine manière, ils cherchaient la même chose que moi, résume-t-il, c’est-à-dire un contact direct avec l’existence, sans violence. Nous ne combattions pas, nous ne voulions pas changer les autres, mais nous souhaitions qu’on nous laisse faire nos propositions à part. »
Plus tard, lorsqu’il s’agira de donner un nom au groupe qu’il vient de créer à Milan, c’est le mot Memphis qui s’impose, tiré du titre d’une chanson de Bob Dylan – Stuck inside of Mobile with the Memphis Blues Again – qui passe alors en boucle sur le tourne-disque de l’agence. Le vocable mélange à merveille deux lieux sacrés : d’un côté, la capitale du rock’n’roll, les États-Unis et la culture pop ; de l’autre, la capitale de l’ancienne Égypte, l’Orient et la culture du sacré. À ces deux voyages essentiels s’ajoutent, toujours en 1961, les répercussions d’un troisième périple tout autant « initiatique » : un voyage au seuil de la mort. Ettore Sottsass, qui souffre d’une grave néphrose (relatée dans son livre C’est pas facile la vie, éd. Salvy, 1989), sera soigné dans un centre hospitalier de Palo Alto, en Californie. Il en réchappe par miracle et, de retour en Italie, réalise illico de remarquables et mythiques céramiques, les Céramiques des ténèbres. Histoire, sans doute, d’exorciser les démons.
Pour un monde plus sensoriel
Son retour à la vie, et en Italie, n’est pas sans heurts. Dans l’atmosphère contestataire chère aux sixties, Sottsass dénonce la récupération des designers par l’industrie au bénéfice de la société de consommation. À l’orée des années 1970, il produit une série de lithographies restées célèbres, La Planète comme fête, dans lesquelles il exprime tout ce qui le relie au mouvement radical : l’anti-design, la créativité publique, la revendication du plaisir et de la fantaisie… Sottsass cherche des voies nouvelles qui s’écarteraient du fonctionnalisme et conduiraient à l’élaboration d’un environnement plus sensoriel, moins moralisateur, plus humain. Pour lui, l’industrie n’est plus une fin en soi.
Comme un pied de nez, il s’intéresse aux savoir-faire, réinvente, par exemple, la céramique et le verre (lire l’encadré), montrant une habileté certaine à jongler entre les divers registres. Sottsass s’invente un vocabulaire des plus singuliers, mixant cultures ancestrales et populaires et modernité du quotidien, couleurs vives et traits enfantins. Ses créations sont des combinaisons de formes géométriques simples, voire archétypales. Il y avait chez lui à la fois un goût permanent de la mise en danger et une recherche quasi obsessionnelle de l’équilibre.
Cet infatigable voyageur a attendu l’ultime jour de l’an 2007 pour tirer sa révérence chez lui à Milan, à l’âge de 90 ans. Avec son élégante natte grise et sa frêle silhouette, il avait les allures d’un vieux sage, à l’instar de ce portrait chinois qui trônait alors sur un mur de son domicile de la Via San Tomaso. Curieux et charismatique, l’homme laisse l’image d’un être profondément humaniste. « Certains designers pensent qu’il suffit de dessiner des lits d’hôpital pour se purifier l’âme, c’est leur problème ! Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que pour être designer il faut avant tout être un homme, avoir une sensibilité aux autres, aux fleurs, au ciel… et avoir pitié du monde. »
Ettore Sottsass, le verre et la céramique
Sottsass est un amoureux de la matière : « Avec la lente marche du temps, tout matériau, son poids, sa substance, sa couleur, son éclat, son opacité, sa rareté, représentait pour moi la longue histoire de la présence des hommes, des tribus, des nations, des conventions d’usage : ce qui s’appelle l’histoire… » Deux matériaux, en particulier, ont eu ses faveurs : le verre et la céramique.
Travail en atelier
Le verre, il l’approche dans les années 1970, lorsqu’il s’arrête dans les ateliers de Murano, sidéré par le ballet des souffleurs qu’il compare alors à « une représentation de la Scala de Milan ». La céramique, il la découvre bien auparavant, lors de ses voyages en Inde, Birmanie, Thaïlande, Népal ou Japon, lesquels périples le laisseront à jamais fasciné par la culture orientale et par l’artisanat traditionnel. Sottsass donnera à ces deux matériaux une ampleur insoupçonnée. Deux ateliers, en France, l’y ont aidé admirablement : le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (Cirva), à Marseille, et la Manufacture nationale de Sèvres.
À Sèvres, entre 1993 et 2006, Ettore Sottsass crée vingt formes inédites : dix-neuf vases aux subtils coloris, ainsi qu’un étonnant surtout de table blanc et or. Composées de différents éléments géométriques, ces « petites architectures de table » arborent à la fois la préciosité des savoir-faire hérités du xviiie siècle et la richesse des nuanciers des petits et grands feux. Au Cirva, entre 1998 et 2001, Sottsass réalise la série des Lingam et des Xiangzheng, une quinzaine de vases de très grandes dimensions, commande de la galerie Mourmans (Maastricht). Les souffleurs portent, ainsi, à bout de canne, parfois pendant des heures, des pièces de plus de… quinze kilos. Seules exigences techniques du designer : le respect des dimensions et des couleurs. « C’est incroyable, note Ernest Mourmans. Lorsqu’il fait une esquisse, elle est immédiatement à l’échelle, grandeur nature. Et quand la pièce est soufflée, on a beau la comparer à l’aquarelle originelle, le dessin est toujours rigoureusement exact. Sottsass est un maestro. »
Biographie
1917
Naissance à Innsbruck en Autriche.
1939
Diplômé de l’Institut polytechnique de Turin.
1947
Crée sa propre agence à Milan.
1957
Directeur artistique pour Poltronova, un producteur de meubles.
1958
Consultant en design pour Olivetti, un fabricant de machines à écrire puis d’ordinateurs.
1960
Ouvre son bureau de design : Studio Ricerche design.
1969
Dessine la machine à écrire Valentine.
1970
Remporte le Compas d’or.
1980
Fonde l’agence Sottsass Associati.
1981
Crée le groupe Memphis.
1993
Début de sa collaboration avec la Manufacture de Sèvres.
1994
Projet de l’aéroport de Milan. Exposition personnelle à la Biennale de Venise.
2007
Décède à Milan.
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Sottsass - L'archétype du designer universel
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Ettore Sottsass (1917-2007) : tout est design, c’est une fatalité » jusqu’au 27 septembre 2009. Musée Mandet, Riom (63). Du mardi au dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 17 h 30. Tarifs : 3 et 1,5 e. www.riom-communaute.fr
Sottsass, « le » livre. Milco Carboni, l’ancien responsable des archives du designer, a rassemblé dans l’ouvrage Ettore Sottsass Jr. ’60-’70 une quinzaine d’essais signés de Sottsass ainsi qu’une multitude de photographies et de dessins. On peut y lire un passionnant texte sur la genèse de ses Céramiques des ténèbres et le « journal » qu’il écrivit alors qu’il était hospitalisé à Palo Alto, en Californie : une revue polycopiée rédigée, avec humour et ironie, dans la chambre East 128 (Édition HYX, 2006, 296 p., 45 e).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°616 du 1 septembre 2009, avec le titre suivant : Sottsass - L'archétype du designer universel