Les Archives nationales du monde du travail se penchent sur les périodes de guerre. Ce parcours peu conventionnel redonne des couleurs au genre de l’exposition d’archives.
Roubaix (Nord). Du bleu, du jaune, de l’orange : pas exactement la palette que l’on s’attend à découvrir dans une exposition d’archives, surtout lorsque le mot « guerre » est présent dans le titre. Aux Archives nationales du monde du travail (ANMT), « Travailler en temps de guerre » fait pourtant le pari d’un parcours attrayant, sans desservir la gravité du propos. Réalisée en collaboration avec six étudiantes du master Expographie-Muséographie de l’université d’Artois, cette exposition particulièrement bien construite parvient à rendre vivants les documents conservés par les ANMT.
Au départ, c’est l’important fonds des archives saisies aux entreprises qui ont collaboré avec l’Allemagne nazie que souhaitaient valoriser les ANMT. Le propos s’est élargi au premier conflit mondial, avec une difficulté : celle de raconter une histoire commune s’étalant sur deux guerres aux contextes bien différents. Évitant le déroulé chronologique, l’exposition roubaisienne consacre trois grandes sections aux différents acteurs du travail : l’État, qui organise la propagande et fait reculer le droit ouvrier ; les travailleurs, dont la démographie change, plus féminine, renforcée par des contingents plus ou moins volontaires venus des colonies ; et les entreprises, qui collaborent ou non, profitant du conflit pour installer une organisation tayloriste du travail.
Sans forcer la comparaison entre la Première Guerre mondiale et la deuxième, ce déroulé appuie clairement le propos : la guerre modifie l’organisation du travail, accélère ses transformations (de la modernisation à la féminisation relative, remise en cause une fois la paix revenue) et dégrade souvent les acquis sociaux. À cette vision macroscopique, le parcours adjoint des focus qui illustrent concrètement ces bouleversements : l’histoire de l’entreprise Maggi, accusée à tort d’intelligence avec l’ennemi en 1914, ou les décorateurs de cinéma et peintres cubistes réquisitionnés par l’armée pour créer des motifs de camouflage. L’exposition va jusqu’à montrer une vitrine consacrée aux recherches sur les prothèses destinées aux mutilés de guerre, équipées de pinces, de porte-outils ou de marteaux, dont un exemple venu du Musée hospitalier régional de Lille.
Quelques objets en trois dimensions émaillent ainsi ce « parcours de papier », mis en scène de manière colorée par l’agence Fabula Factory. Le choix de déroger à une bienséance qui imposerait un camaïeu de gris aux parcours traitants de sujets graves est ici payant, soulignant le séquençage réussi de l’exposition, et attirant l’attention vers les documents venus du fonds des ANMT et de 27 prêteurs. Les albums photographiques des usines Delahaye, célébrant en 1917 « la collaboration des femmes à la défense nationale », les documents de propagande du service de l’Artisanat qui, sous Vichy, incarnait le premier mot du triptyque « Travail, Famille, Patrie », ou les lettres d’engagement au Service de travail obligatoire (STO) imposé par l’Allemagne nazie montrent la diversité des points d’entrées sur le sujet que permettent ces archives. Parmi eux, le parcours insiste sur les documents personnels, racontant des trajectoires individuelles dans le grand mouvement de la guerre. Dès l’entrée de l’exposition, une mosaïque de visages issus de ces archives indique au visiteur que ce parcours, au sujet très abstrait, ne manquera pas d’incarnation.
Les Archives nationales du monde du travail ont 30 ans
Site archivistique. Inaugurées en 1993 dans les anciennes usines textiles Motte-Bossut, les Archives nationales du monde du travail (ANMT) de Roubaix devaient faire partie d’un réseau de cinq sites, répartis sur le territoire français. Seul celui du Nord a vu le jour et, d’une vocation régionale, il est transformé en un service national en 2007. Le projet scientifique, culturel et éducatif des Archives (PSCE), adopté pour 2020-2025, réoriente la collecte vers le national et l’international : seules les archives épousant cette dimension entreront dans les rayonnages roubaisiens, les autres seront réorientés vers les services départementaux et municipaux. Accueillant des archives sportives, architecturales et religieuses, les ANMT recentrent aussi leur identité sur le monde du travail. Un transfert est engagé vers des lieux d’archivage adéquats pour ces fonds « hors sujet ». Autant de rayonnages gagnés qui agrandissent de quelques kilomètres les réserves, peu avant la célébration des 30 ans du site : avec 60 km, les ANMT pourront accueillir les collectes des dix années à venir. Syndicats, entreprises et associations en lien avec le monde professionnel sont les producteurs d’archives qui forment le cœur de cible des ANMT, qui ne bénéficie pas de dépôts obligatoires. Au-delà de l’archivage, le PSCE réserve aussi une place conséquente à la création artistique et au tissu local dans l’ancienne filature : c’est d’ailleurs ainsi que l’architecte Alain Sarfati avait conçu la réhabilitation de ce site inscrit, avec de larges plateformes destinées à la diffusion et la valorisation des archives.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°622 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : À Roubaix, les deux guerres mondiales vues sous le prisme du travail