SAINT-ETIENNE
Saint-Étienne réunit une sélection d’œuvres charnières de l’artiste peu vu en France.
On pourra au premier abord être décontenancé par l’exposition que le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne consacre à Robert Morris (1931-2018). Centrée sur la décennie 1960-1970, elle comporte en effet un nombre de pièces relativement restreint et déroule un parcours qui souligne avant tout les ruptures dans l’œuvre de l’artiste américain associé au minimalisme. Proposée par le Mudam Luxembourg et conçue par Jeffrey Weiss, éminent spécialiste de la première période de Morris, il ne s’agit pas d’une rétrospective. Cependant en quelques pièces majeures, « The Perceiving Body » permet d’appréhender ce que la critique d’art Annette Michelson désigne dans un article paru en 1973 comme une « esthétique de la transgression ».
« Ces œuvres d’art minimal iconiques, très photogéniques, beaucoup d’admirateurs de Morris ne les avaient jamais vues », souligne Alexandre Quoi, qui a rejoint le musée courant 2019 et a accompagné ce projet d’exposition comme l’accomplissement d’un de ses rêves de conservateur. Par « jamais vu », il faut entendre jamais expérimenté physiquement, une dimension sensorielle de la perception chère à Morris et au cœur du propos développé ici.
À la façon d’un préambule, une pièce forte a été placée dans le hall, que l’on pourrait pourtant presque ignorer. Avec ses pans d’aluminium industriel rivetés par des fixations apparentes, Untitled (1968-1969) annonce plusieurs aspects abordés par le parcours de l’exposition. Monumentale, elle dialogue dans une vibration silencieuse avec l’architecture du lieu et y impose sa géométrie massive, sa forme conceptuelle et simultanément neutre, telle une matrice de cube évidé, motif symétrique emblématique de l’art minimal. Cette œuvre fut aussi la première du plasticien américain acquise en 1993 par le musée (alors dirigé par Bernard Ceysson), témoignant d’une volonté éclairée de constituer un fonds Robert Morris.
Pour commencer le parcours, et en guise de rappel biographique, une photographie de l’artiste à trente ans, (Robert Morris inside Untitled (Box for Standing), 1961) le montre, debout, dans une caisse en bois dont la face ouverte est tournée vers l’avant, activant sa propre sculpture. Cercueil ou portique, cette pièce est l’un des éléments scéniques que Morris, alors marié à la danseuse Simone Forti, et proche du très expérimental Judson Dance Theater, concevait pour des spectacles auxquels il prenait part. La verticalité de cette « boîte » suggère, littéralement, le passage de l’artiste de l’expressionisme abstrait de ses débuts à la performance, puis à l’art minimal.
Il restera quelque chose de ce rapport à la scène dans le travail de Morris, une théâtralité – on a pu la lui reprocher – que vient souligner l’éclairage mis en place dans la première salle, où est disposée Untitled (3Ls), 1965. L’œuvre est composée de trois formes en L rigoureusement identiques, peintes en gris. Par leur taille et leurs postures – assise, debout, couchée ? –, ces poutres à angle droit convoquent un référent anthropomorphique absent. Et elles suggèrent en même temps, dans leur permutation, la relation que le corps entretient avec l’objet qu’il fait exister et perçoit différemment, malgré sa répétition, selon sa position. Pour ces sculptures devenues canoniques, Morris, qui fut aussi un grand théoricien de l’art, choisit le terme « d’objets unitaires ». On est alors en 1965.
Deux ans plus tard, il se passionne pour le feutre. Dans la salle suivante, les épaisses couvertures pliées et parfois incisées au cutter, fixées au mur par de simples tasseaux de bois, ploient, pendent, béent, bref, expriment leur rapport à la pesanteur. « La pièce ne commence à exister qu’une fois accrochée, commente Alexandre Quoi, c’est sa qualité pondérale qui lui confère une forme. » Puisque, ainsi que l’écrivait Morris, « l’existence est processus » et l’art, « une forme de comportement qui peut engager une large part de ce que le rapport au monde implique de possible et de nécessaire » (Some Notes on the Phenomenology of Making, 1970).
Contingence et nécessité… Davantage que les objets « de grand format » – comme les qualifiait leur auteur –, réunis dans la salle suivante et qui tous, jouent sur la façon dont la lumière peut être émise, reflétée, ou capturée, c’est le spectaculaire Untitled (Scatter Piece) qui pousse un peu plus loin cette idée de protocole et surtout, de principe aléatoire, très en vogue dans les années 1970 – on pense, évidemment au compositeur John Cage. Constituée de deux cents éléments, pour moitié en feutre, pour moitié fragments métalliques, cette Scatter Piece perpétuellement recréée laisse deviner des règles strictement appliquées au hasard.
On ira, ensuite, déambuler à l’intérieur du gigantesque Untitled (Portland Mirrors), 1977. Ce dispositif en losange ponctué par quatre miroirs enferme le visiteur dans un jeu de reflets et de perspectives, le laissant au final, libre de son interprétation, proposition rigoriste et ludique à la fois. Cette ambivalence, à mi-chemin du tragique et du jeu, confère une poésie toute particulière au court film Mirror (1969) diffusé en fin de parcours. On y voit Robert Morris reculer face caméra dans un champ enneigé, tenant devant lui un miroir qui d’abord reflète le paysage, puis progressivement, n’offre plus au regard que l’étendue éblouissante de son effacement.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°550 du 4 septembre 2020, avec le titre suivant : Robert Morris, en abrégé