LYON
Une exposition magistrale, sise au musée des Beaux-Arts de Lyon, revient sur la création de l’immédiat après-guerre dont elle interroge et nuance la singulière pluralité. Quand le drame accoucha de nouveaux actes…
Pourquoi créer toujours après la Seconde Guerre mondiale ? Comment produire encore des œuvres esthétiques après la « barbarie ordinaire » ? Que dire si ce n’est « l’écriture du désastre » ? Au lendemain du conflit, le monde découvre, stupéfait, l’expérience commune de la destruction, du désenchantement et de la perte. Le trauma donne à l’histoire et à l’humanité un nouveau sens. Tout du moins celui-ci est-il à reconstruire et à édifier différemment. Il en va de même pour l’art qui, confronté à l’aporie et à sa prétendue vanité, ne peut plus être totalement comme avant.
Nouvelle géographie artistique
« Repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé » : l’injonction de Barnett Newman, qui donne à l’exposition lyonnaise son sous-titre, ne désigne rien d’autre que l’absolue nécessité de repenser la création et l’acte créatif, selon un fantasme exalté, voire exaltant de recommencement et de tabula rasa.
L’on sait aujourd’hui, à lire l’histoire de l’art telle qu’elle est écrite, ce qu’il advint : l’épicentre de la scène artistique mondiale se déplaça de Paris à New York et consacra les tenants d’un expressionnisme abstrait – Pollock en chef de file – au détriment de l’Ancien Monde englué et embourbé dans la vieille tradition et dans son champ de ruines. Irrémédiablement, New York devenait le baromètre infrangible du monde (de l’art) après avoir « volé l’idée d’art moderne », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Serge Guilbaut, l’un des premiers narrateurs de cette histoire aux allures de fable trop linéaire.
1945-1949 : en articulant leur démonstration autour d’une période restreinte, depuis la fin du conflit mondial jusqu’au début de la guerre froide, les commissaires de l’exposition Sylvie Ramond et Éric de Chassey entendent disséquer les années fertiles qui virent l’avènement d’une nouvelle ère artistique. Cette réévaluation, attentive au redéploiement d’une nouvelle cartographie de l’art, explore ainsi l’Amérique du Nord comme l’Europe, que celle-ci fut de l’Est ou de l’Ouest. Déboussolante investigation macroscopique conduite au microscope…
Figurer le désastre ?
Pour avoir vu les mêmes maux et avoir souffert du même mal, les œuvres nées au cœur des atrocités de la guerre abolissent la prétendue dichotomie entre l’Europe et les États-Unis. Irreprésentable, l’horreur rend caduque l’ancienne syntaxe. Quand Olivier Debré fait songer par des formes sibyllines aux cadavres de déportés (Le Mort de Dachau, 1945), Jean Fautrier évoque les exécutions des Otages (1943) par des empâtements chromatiques violents. Quand Władysław Strzeminski dessine des contours anatomiques sur des photographies de l’extermination (À mes amis les Juifs,1945), l’inquiétant maillage coloré de Frank Lobdell se souvient des cadavres brûlés par les nazis (31 décembre 1948).
Impensable, l’abomination de la guerre est infigurable. L’abstraction et l’informel deviennent dès lors les viatiques salutaires, comme en témoignent les œuvres de Willy Baumeister et Franz Krause qui, sous couvert d’explorer les applications de la laque pour une usine de peinture, créent une alchimie secrète décisive (Modulation et patine, 1941-1942).
Primitivisme et automatisme
Décidés à élaborer une langue d’avant les mots, apte à restituer la désolation et à régénérer la grammaire du monde, les artistes excèdent la bipolarité prévalente entre le surréalisme et l’abstraction. Le primitivisme, qu’il soit préhistorique, amérindien ou océanien, fournit ainsi une gageure susceptible de revenir aux origines et de « repartir à zéro ». Jean Dubuffet (Vénus du trottoir, 1946), David Smith (L’Oiseau royal, 1948), Germaine Richier (La Chauve-souris, 1946), Roger Bissière (Vénus blanche, 1946), Antoni Tapiès (Composition, 1947, ci-contre) ou Asger Jorn (Sans titre, 1943-1944) mais aussi l’Américain Robert Motherwell (Sans titre, 1945) s’emparent de figures « balbutiantes » et de signes immémoriaux qu’ils réinvestissent d’une modernité spectaculaire. À cet égard, l’exposition rend compte d’une remarquable polysémie, nourrie de transferts culturels féconds et de solutions inédites, souvent méconnues, telles les imageries saisissantes du Polonais Andrzej Wróblewski et les compositions biomorphiques de Carl Buchheister (1949).
Plus spécifiquement américain, l’automatisme valide définitivement la subjectivité et la contingence comme matériaux de la toile. Mais là encore, si la part belle revient logiquement aux chefs-d’œuvre du Mythmaker Jackson Pollock (Numéro 26 A, 1948), l’analyse insiste sur une internationalisation méjugée en convoquant tour à tour les Français Georges Mathieu et Henri Michaux, les Allemands Wols et Hans Hartung, l’Italien Sante Monachesi, l’Espagnol Antonio Saura, le Canadien Jean-Paul Riopelle ou le groupe tchèque Ra.
La toile, ce champ d’occupation
Si la guerre bouleversa le monde, la toile devint un nouveau champ, de bataille et d’occupation. Un champ qu’il convenait de remplir ou de vider, de nouveaux signes, de nouveaux mythes, de nouvelles interventions. Un champ à refaire, où à labourer. À cet égard, les œuvres noircies au brou de noix (1946-1947) de Pierre Soulages dialoguent avec les merveilleuses luminescences de Marc Rothko (Sans titre, 1949), les saturations géométrisées de Bram Van Velde (Le Cheval majeur, 1945) répondent aux dislocations photographiques de Zbigniew Dlubak (Les souvenirs inquiètent, 1948).
Les pleins, mais aussi les déliés. Le champ en jachère, en somme. Comme les terribles incisions de Lucio Fontana (Concept spatial 49 B3, 1949) ou les subtiles béances de Barnett Newman (Le Vide, 1946, ci-dessus) lorsque chaque intervention vient recouvrir la toile, ou l’épargner, c’est selon. Lorsque chaque intervention vient dire la faillite du monde, ou sa préservation…
1945. Rien ne fut plus comme avant. L’Histoire avait rattrapé les histoires. 1949. La guerre froide nationalisait les expériences esthétiques des uns et des autres (lire Événement p. 46). Les États-Unis, pétris d’un optimisme conquérant, entendaient dicter leur suprématie hégémonique. Jackson Pollock posait, frondeur, pour la revue Life. Les temps avaient changé. Ces temps que les cent quatre vingt-cinq pièces de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon permettent de réévaluer et de pénétrer admirablement. Ces temps qui, pour l’histoire de l’art, ne seront jamais plus comme avant.
Si la Seconde Guerre mondiale a ébranlé le monde, les États-Unis, pour avoir eu leur territoire sensiblement épargné et symboliquement inviolé, n’ont pas ajouté le prix des ruines au poids de l’affliction. Aussi, cette préservation topographique suscita-t-elle un optimisme foncier qui, se soustrayant à la tutelle européenne, pouvait rivaliser, jusqu’à le détrôner, avec l’Ancien Monde. Made in USA, la peinture opérait sa révolution. La prééminence française cédait face au leadership américain.
New York n’est pas toute l’Amérique
L’abstraction américaine organise la conquête du monde sur fond d’une mythologie primitive, pacifiste et universalisante. L’Europe fut mais les États-Unis seront. Les zips de Newman, la color-field painting de Rothko et l’action painting de Pollock irriguent et transcodent la scène artistique mondiale. Soutenus par une critique expansionniste incarnée par Clement Greenberg, les Mythmakers demeurent avant tout new-yorkais et discriminent une part considérable du territoire nord-américain. En réparation, l’exposition lyonnaise présente des toiles des Californiens Sam Francis et Frank Lobdell ou du Canadien Riopelle dont les chefs-d’œuvre longtemps dénigrés viennent densifier, en le complexifiant, ce « triomphe de l’art américain » célébré par Irving Sandler.
Il convenait donc de réviser, revisiter et nuancer les prémices d’une hégémonie transatlantique qui devra attendre 1964 pour soulever son premier trophée, vécu par certains comme une mise à mort : le grand prix de peinture attribué par la Biennale de Venise à Robert Rauschenberg.
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Repartir à zéro
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « 1945-1949. Repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé » jusqu’au 2 février 2009. Musée des Beaux-Arts de Lyon, 20, place des Terreaux. Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 18 h, le vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 8 et 6 e. www.mba-lyon.fr
L’horreur en images. La Seconde Guerre mondiale a balayé les croyances de l’homme en l’avenir. À la Libération, les artistes, marqués par la violence des images qu’ils ont vues, se trouvent alors dans l’incapacité de représenter la réalité. La rétrospective Lee Miller au Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 4 janvier, montre à qui peut les regarder quelques-uns de ces clichés, dont ceux de la libération des camps, photographiée par Lee et reproduites dans Vogue. « Believe it ! » (Croyez-le) titrait Lee Miller. Les artistes l’ont cru, qui se sont tournés vers l’abstraction.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : Repartir à zéro