METZ
C’est sur le terreau de l’après-guerre que l’œuvre d’Yves Klein s’est affranchi de la matérialité. Se sont fédérés alors autour de lui des artistes internationaux, tels que le Japonais Kazuo Shiraga. L’exposition présente une constellation d’œuvres qui se répondent dans cet atelier à ciel ouvert.
Metz. Poétique, « Le ciel comme atelier » est un beau titre. Mais c’est le sous-titre, plus terre à terre, « Yves Klein et ses contemporains » qui résume le mieux la présentation au Centre Pompidou-Metz. Ambitieuse, cette dernière manifestation orchestrée par Emma Lavigne, l’ancienne directrice des lieux, cherche à retracer le parcours de Klein, mais également l’impressionnant réseau qu’il forme avec les artistes italiens, allemands et japonais. Les œuvres sont agencées dans une remarquable scénographie réalisée par Laurence Fontaine. Élégant et fluide, le parcours crée un univers plongé dans un silence méditatif.
Toutefois, faut-il suivre l’idée des organisateurs qui évoquent « une pratique artistique générationnelle, qui opère un passage… du visible à l’invisible, de la terre au ciel… du corps humain au cosmos » ? Cette vision aérienne, cet « univers hors-sol », étaient-ils présents à ce point ? Oui, si l’on suit les différentes sections autour desquelles s’articule cette démonstration : Zones blanches, Trouer le ciel, Théâtres du vide, Architecture de l’air ou encore Cosmogonies. Oui, quand on connaît la quête de l’immatériel de Klein et son rôle de passeur.
Pour autant, le titre du premier chapitre de l’exposition, Le monde année zéro, introduit un doute. On se rappelle l’exposition « Repartir à zéro », au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2008, qui brossait le paysage esthétique de l’après-guerre : expressionnisme abstrait aux États-Unis, mouvement Cobra et matiérisme en Europe. Une vision du monde plutôt pessimiste, résumée par la formule de Henry James : « L’imagination du désastre ».
À Metz, certains rapprochements sont discutables. Ainsi, deux œuvres monumentales accueillent le visiteur : Anthropophagie bleue, Hommage à Tennessee Williams d’Yves Klein (1960, voir ill.) et Le Combattant chinois Du Xing dit Face de Démon de Kazuo Shiraga (1961, voir ill.). Certes, ces travaux privilégient chacun une seule couleur (bleu pour le premier, rouge pour le deuxième) et partagent également l’esthétique de l’all over, cette manière de rejeter la hiérarchie traditionnelle entre le centre et les bords de la toile. Toutefois, même si les deux artistes « en confrontant le corps à la matière proposent une nouvelle manière d’appréhender l’acte créateur », le résultat est différent. Avec Klein, il s’agit d’un travail sur la surface, d’une empreinte fine des corps. Shiraga, lui, se sert de ses pieds comme spatule ou pinceau pour malaxer avec des gestes de grande violence la pâte aussi épaisse qu’un enduit. Sa démarche semble être plus proche de celle du matiérisme et de ses paysages boueux – voir le titre de l’un de ses tableaux Challenging Mud (Affronter la boue, 1955) – que du raffinement sophistiqué kleinien.
Shiraga est membre de Gutaï – ce terme signifie concret –, le groupe d’avant-garde japonais. À peine dix ans après la catastrophe d’Hiroshima, au Japon, plus encore qu’ailleurs – hormis probablement en Allemagne –, le besoin de recommencer se fait sentir. Ce n’est pas un simple hasard si l’appellation « Zéro » est utilisée à la fois par un groupe d’artistes japonais, très lié à Gutaï, et par des artistes allemands qui se réunissent à Düsseldorf.
Au sujet de ces derniers, la chercheuse Antje Kramer-Mallordy parle du « dépassement du tableau conventionnel, aboutissant à la création de véritables peintures-objets et de situations spatiales, obtenus grâce à l’autonomisation des matériaux industriels ». De fait, même si l’œuvre de Heinz Mack, à l’instar de Klein, est pratiquement monochrome, elle est réalisée à l’aide d’aluminium, de bois et surtout d’un moteur. Ailleurs, l’Italien Alberto Burri fait appel au feu pour ses combustions, des matières plastiques calcinées, trouées, une « peau » recouverte de blessures. Ces œuvres ont peu en commun avec les « Peintures de feu » où Klein remplace le pinceau par un bec brûleur, dessinant comme des empreintes en creux sur la toile. Pour lui, sous l’influence des écrits de Gaston Bachelard, le feu est un élément purificateur.
Quoi qu’il en soit, le mérite de l’exposition est de montrer le rôle central de Klein et de faire découvrir au grand public un ensemble de créateurs qui restent relativement inconnus en France. Elle permet également de constater certains thèmes récurrents et des solutions plastiques proches, l’importance de la couleur blanche – Otto Piene, Yayoi Kusama, Piero Manzoni – ou du vide comme matériau plastique à part entière – L’Architecture de l’air de Klein ou l’environnement spatial de Lucio Fontana.
Indiscutablement, ce sont les projets utopiques qui émergent dans cette période. Qu’il s’agisse de la maquette pour une Ville hydrospatiale de Gyula Kosice (1947), du Sahara-Project et du Jardin Artificiel prévus par Heinz Mack (dès 1958) ou du Spatiovore (1959), une cité où Constant prévoit de remplacer l’espace rationnel par un espace constitué par l’activité humaine, partout l’imaginaire artistique est sans limites.
À la beauté de ces inventions s’oppose souvent l’impossibilité de leur exécution. Impossibilité technique ou impuissance de l’art à planifier et à réaliser des projets politiques et sociaux, autrement dit de changer la vie. On soupçonne que les artistes ne cherchent pas à rebâtir le monde, mais à bâtir leur monde. Promesses en l’air alors, châteaux en Espagne ? Mais aussi promesse de ne jamais abandonner la part du rêve face au réel.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°550 du 4 septembre 2020, avec le titre suivant : L’immatérialité des oeuvres chez Yves Klein et consorts