Le fracas de la planète fait irruption dans les pavillons nationaux avec des propositions très politiques. Des récits de guerres, d’exils, de colonisation venus des quatre coins du monde.
Visiteurs, si vous espérez découvrir les dernières tendances stylistiques à la Biennale de Venise, il est temps de faire demi-tour. Préoccupés par les enjeux principaux de notre monde – essentiellement les déplacements forcés de populations fragilisées ou menacées et les traces de la colonisation – rares sont les pavillons qui accordent une grande importance à l’invention formelle. Pour autant, on n’assiste pas à de simples témoignages sous forme verbale (documents, manifestes) qui font l’impasse sur l’aspect visuel. Même s’il s’agit souvent de récits, ils ne manquent pas de force plastique. Ainsi, l’artiste aborigène Archie Moore réussit avec Kith and Kin une installation magnifique avec des moyens simples dans le pavillon de l’Australie, d’ailleurs récompensée par le Lion d’or de la Biennale. Au milieu d’une vaste pièce, des dizaines de piles de papier posées sur un socle rectangulaire font songer à une œuvre minimaliste. Ces documents rapportent pourtant les centaines de décès d’Aborigènes survenus alors qu’ils étaient en garde à vue. Sur les murs, des inscriptions à la craie blanche sur un fond noir forment un arbre généalogique géant, celui de la famille de Moore. Face à cette œuvre pleine de dignité, les spectateurs défilent en silence.De l’autre côté des Giardini, avec La Célébration internationale blasphème et du sacré, un autre peuple autochtone opprimé trouve une manière bien différente d’exprimer l’injustice subie. Dans le pavillon des Pays-Bas, un travail collectif est conçu par une association installée à Lusanga – République démocratique du Congo – le Cercle d’art des travailleurs de plantation congolaise. Les ancêtres de ces artistes ont servi pendant des décennies – dès 1911 – comme main-d’œuvre pour la production de l’huile de palme à la société anglo-néerlandaise, Lever Brothers. Les sculptures exécutées par les descendants de ces victimes exploitées dans des conditions de semi-esclavage décrivent des scènes de viols ou de massacres. D’un style expressionniste appuyé, les sculptures sont faites avec un mélange de cacao, de sucre et d’huile de palme. La boucle est bouclée.
Plus loin, le pavillon allemand fait le buzz et requiert de la patience pour y accéder. Thresholds (seuils) est une œuvre d’art total, signée par le metteur en scène Ersan Mondtag (1987) et la vidéaste Yael Bartana (1970). Le décor est sinistre, évoquant une maison en ruines ou un chantier abandonné. Au cœur de ces décombres, le contraste est saisissant avec une vidéo magnifique, représentant un groupe de jeunes gens apparemment en train d’exécuter un rituel mystérieux. Dans une autre pièce, un vaisseau spatial se dirige vers des galaxies lointaines. Indéniablement, l’effet est hypnotique et le spectateur reste captivé par ces images. Cependant, on peut se demander si les deux artistes ne se servent pas de certains clichés de la modernité – une friche, une vidéo géante, des gestes au ralenti – qui ont déjà fait leurs preuves. Puis, avant de traverser le petit pont qui divise les Giardini en deux, on longe le pavillon d’Israël. Ici, la présentation se réduit à une annonce placardée sur la porte – fermée – qui indique que le lieu n’ouvrira qu’une fois trouvé un accord de cessez-le-feu et de libération des otages. Au pavillon polonais, le geste politique n’est pas moins radical. À l’entrée, on trouve des flyers avec des recommandations pour une conduite à adopter sous le feu de l’ennemi : ce document est distribué à la population ukrainienne depuis l’invasion russe. À l’intérieur, sous le titre Repeat After Me, Open Group, un collectif artistique, présente des vidéos qui donnent froid dans le dos. De jeunes Ukrainiens, réfugiés en Pologne après avoir vécu les horreurs de la guerre, imitent avec une placidité glaçante les bruits d’un missile qui explose ou d’un tank qui avance en demandant aux spectateurs – qui restent cependant muets – de répéter ces sons effrayants. En sortant, on se dit que la promenade menant vers l’Arsenal n’est pas de trop... Ici, à la différence des Giardini, les bâtiments sont plus modestes et plus rapprochés. Les visiteurs italiens se pressent pour découvrir leur pavillon. Au risque de froisser les hôtes de la Biennale, il faut admettre que Due qui - Two Hear, l’œuvre de Massimo Bartolini, jouant sur la manière dont les sonorités se propagent dans le plein et le vide, est décevante. En remontant l’allée, on croise les pavillons de l’Argentine et de Singapour, qui partagent les mêmes préoccupations écologiques et attirent notre attention sur la déforestation menaçant ces deux pays. Ailleurs, c’est un court moment de grâce au pavillon des Philippines avec Mark Salvatus qui confronte des rochers imposants, des montagnes en miniature et des rideaux en tissus fragiles sur lesquels sont imprimés des paysages délicats. Mais on est vite rattrapé par la barque en morceaux du pavillon sénégalais – on remarque la forte présence des pays africains –, un rappel du destin tragique des naufragés. Pas joyeuse cette Biennale ? Mais peut-on demander aux artistes, citoyens eux-mêmes, d’oublier le monde dans lequel ils vivent ?
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Réparer l’injustice
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Réparer l’injustice