Une installation du duo Claire Fontaine, Foreigners Everywhere, donne le ton à l’exposition internationale. Centrée sur les œuvres d’artistes exilés ou extra européens peu montrés en Europe, elle emmène le visiteur dans une réalité ignorée.
C’est une œuvre du collectif Claire Fontaine – fondé par l’Italienne Fulvia Carnevale (née en 1975) et l’Anglais James Thornhill (né en 1967) – qui donne à cette soixantième édition son titre, Foreigners Everywhere (2009), et sa ligne éditoriale. Constituée de sculptures en néon de couleurs reprenant cette expression en différentes langues, la pièce de Claire Fontaine est présentée au début du parcours de l’Arsenal. Sa signification est ambivalente : elle proclame que partout où vous irez, vous rencontrerez des étrangers, des expatriés. Et que, où que vous soyez, vous resterez vous-même un étranger aux autres. Sa version italienne, « Stranieri ovunque », fait également référence au nom d’un collectif turinois engagé au début des années 2000 dans la lutte contre le racisme et la xénophobie. Le message de tolérance contenu par cet intitulé est sans ambiguïté, et il est indiscutable. Il est toujours bon de le rappeler au moment où l’actualité relate quotidiennement des tragédies liées au destin des migrants, des exilés et des réfugiés, tandis que la peur de l’autre n’en finit pas d’être exploitée, partout, à des fins politiques. De ce point de vue, on ne peut que saluer l’initiative d’Adriano Pedrosa, le commissaire invité, de braquer les projecteurs sur notre humaine condition. Mais fait-on une Biennale avec des bonnes intentions ?La sélection met donc en avant des artistes dont le travail est placé sous le signe de l’exil, du déplacement, et qui pour certains en sont eux-mêmes marqués. C’est le cas de Salman Toor, né au Pakistan en 1983 et émigré aux États-Unis. Ses peintures figuratives, des petits et des moyens formats où dominent les tons de vert, montrent des scènes contemporaines vues dans la rue, mais au caractère intimiste, souvent des couples d’hommes. Quelquefois plus violentes, elles mettent alors en scène des altercations. Mais Salman Toor est presque un contre-exemple, car le peintre, déjà prisé des collectionneurs, n’est pas un inconnu (il est représenté par la galerie Luhring Augustine).
Nombre d’artistes exposés, en revanche, ne l’ont jamais été en Europe. Cependant il paraît difficile de prendre connaissance de leur travail quand les œuvres se succèdent en nombre, au point que l’on est tenté de les ranger mentalement dans des catégories : peinture naïve, vidéos queer, installation d’archives (notamment un nouvel ensemble de 40 films de Disobedience Archive, placé au cœur de l’Arsenal)… Lorsqu’on s’ennuie un peu, faute d’une rencontre forte, on lit les cartels. Très bien faits, ils sont édifiants, et en disent parfois davantage que les œuvres.Les pièces textiles sont particulièrement nombreuses, des grandes compositions abstraites de voilages juxtaposés de Dana Awartani (née en 1987), artiste palestinienne-saoudienne qui développe un travail en dialogue avec des artisans à travers le monde arabe et en Inde, aux arpilleras, ces artefacts textiles brodés au Chili sous la dictature de Pinochet, provenant d’un ensemble donné au Museo del Barrio de New York. Ou encore, captivants, les tableaux texturés, stratifiés, de Nour Jaouda (diplômée du Royal College of Art à Londres). L’exposition accorde également de la place à la céramique, et à une forme d’artisanat : on s’arrête devant les totems minimalistes de Chaouki Choukini. Installé à Paris au début des années 1980, il a travaillé le bronze et la pierre mais il s’illustre ici dans la sculpture libre en bois.Adriano Pedrosa est connu pour ses expositions très structurées. La scénographie qu’il a mise en place, très claire, se déroule cependant de façon un peu systématique dans les volumes immenses de l’Arsenal : au milieu, les sculptures ou les installations de grand format, sur les murs les tableaux, peints ou textiles. Ici et là une salle de projection est aménagée pour regarder une vidéo, comme Machine Boys, 2024, de Karima Ashadu (né en 1985), qui a été récompensé par le Lion d’argent distinguant un talent prometteur. Son film suit dans leur course dangereuse un gang de moto-taxis à Lagos, au Nigeria. L’agressivité de ces bikers dont l’existence est par ailleurs extraordinairement précaire rend leur portrait poignant.
L’exposition interroge aussi la notion de modernité à l’aune de la redécouverte d’artistes de générations précédentes, issus d’Amérique latine, du monde arabe et d’Asie. La salle du pavillon central, aux Giardini, rassemblant les œuvres près de 40 plasticiens, est ainsi très spectaculaire, avec en son centre les Bambus de la Brésilienne Ione Saldanha (1919-2001). Cela fait partie des images que l’on retiendra de ce parcours (et qui a déjà beaucoup circulé sur les réseaux sociaux). Mais aussi : la vaste toiture tissée aux reflets argentés placée dans l’entrée de l’Arsenal, du collectif Mataaho, composé des artistes maoris Bridget Reweti, Erena Baker, Sarah Hudson et Terri Te Tau, dont on apprend qu’elles maîtrisent les installations à grande échelle en fibre, traditionnellement utilisée lors de cérémonies, notamment lors des accouchements. Cette sculpture géométrique (Takapau) dont on peut ignorer la signification ethnique pour en admirer l’esthétique ouvre le parcours de l’Arsenal sur un espace dégagé et serein qui invite à lever le regard.
Plus percutante, l’installation de Nil Yalter (née en 1938), du côté des Giardini, décline en plusieurs langues un slogan qui sonne comme un constat amer : C’est un dur métier que l’exil. L’inscription en capitales rouges, empruntée au poète turc Nâzim Hikmet, vient se surimposer à un mur de photos et de vidéos documentant les vies de migrants dans Exile is a Hard Job (1977-2024). Présenté pour la première fois à la Biennale de Venise, le travail de Nil Yalter lui a valu le Lion d’or l’ensemble de sa carrière. Et encore : l’installation de Bouchra Khalili (née en 1975), artiste et universitaire franco-marocaine, nommée l’an dernier pour le prix Marcel Duchamp, dont le projet The Mapping Journey, déployé sur huit écrans, retrace les routes migratoires méditerranéennes, et les récits de réfugiés projetés sur des cartes scolaires. Ce dispositif visuellement stupéfiant est également très émouvant. Ou encore l’installation éphémère du Colombien Daniel Otero Torres (né en 1985), fabriquée sur place avec des matériaux locaux collectés et recyclés. Cette fontaine bricolée à partir de bidons et de bassines évoque les constructions sur pilotis de la communauté Embera, le long de la rivière Atrato, qui collecte et recycle l’eau de pluie afin de la rendre potable. Jamais cette biennale n’est aussi réussie que lorsqu’elle déplace le visiteur dans un niveau de réalité, qui aurait pu lui demeurer totalement étranger.
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Les messagers d’un autre monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Les messagers d’un autre monde