À la Punta della Dogana, le dispositif spectaculaire conçu par l’artiste tente de remettre en question notre perception de la réalité. Il peut être jugé génial ou apparaître abscons.
Venise. Pierre Huyghe au Palazzo Grassi ? C’est, forcément, une exposition attendue, plus de dix ans après sa rétrospective au Centre Pompidou (2013) et plus de vingt-cinq après l’affiche « Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (1998), annonçant l’avènement d’une génération d’artistes français et, avec elle, d’une approche conceptuelle renouvelée, reconnue à l’international. En collaboration avec Philippe Parreno, Pierre Huyghe, on s’en souvient, avait ensuite acheté les droits d’un personnage de dessin animé japonais, Ann Lee, pour le prêter à d’autres créateurs, projet ouvrant à une réflexion sur les notions de propriété intellectuelle et de réalité virtuelle (No Ghost Just a Shell, 1999-2002). Lié à la théorie de l’esthétique relationnelle (1995) élaborée par l’historien de l’art Nicolas Bourriaud, son travail a rapidement évolué vers une exploration du vivant, en entremêlant des éléments biologiques et artificiels : comme à la Documenta 13 de Cassel, où Pierre Huyghe a coiffé d’un essaim d’abeilles la statue d’un nu féminin allongé (Untilled, 2012). Cette sculpture vivante co-créée avec la nature fut également présentée au MoMA, à New York. Depuis, l’artiste a surtout exposé dans des contextes hors norme, comme dans le cadre de l’édition 2017 de Skulptur Projekte Münster lors de laquelle il a investi une ancienne patinoire désaffectée avec une installation monumentale comprenant un biotope corrélé à des algorithmes, à la façon d’un écosystème autonome (After ALife Ahead, 2017).
Voici donc Pierre Huyghe de retour dans un cadre muséal plus conventionnel, à la Punta della Dogana. Cela n’est pas allé de soi. L’artiste a commencé par chercher un lieu, autour de Venise, susceptible d’accueillir un nouveau projet. Les équipes de la Pinault Collection l’ont ainsi accompagné au cours d’expéditions prospectives sur différentes îles de la lagune. Cette quête se révélant infructueuse, il a fallu se résoudre à occuper le bâtiment conçu à cet effet. Pour finaliser le parcours comprenant des œuvres existantes et des productions spécifiques, Huyghe a collaboré avec Anne Stenne, qui fut sa directrice d’atelier ces dix dernières années. La commissaire d’exposition est donc parfaitement familière des « fictions spéculatives » développées par l’artiste. Trop, peut-être ? Le spectateur, pour sa part, est placé au seuil de l’exposition dans une semi-pénombre, comme s’il entrait dans un espace rituel, où il se trouve d’emblée face à un écran géant séparant la première salle en deux. Liminal (2024), qui donne son titre à l’exposition, apparaît comme une projection vidéo. On y voit un personnage féminin, le visage occulté par une forme noire ovoïde et la poitrine dénudée, se mouvoir dans un paysage lunaire. Derrière l’écran est dressé un mât en laiton supportant un système de détection environnemental, semblable à une parabole. Cette « antenne sensorielle » émet, d’après le livret, des informations sous la forme de signaux qui modifient la gestuelle du personnage à l’écran. Ainsi on ne parle pas de film, mais de « simulation en temps réel », bien que cette dimension simultanée interactive demeure imperceptible pour le visiteur. De façon assez frappante en revanche, l’esthétique de ces images suggère, dans sa perfection plastique énigmatique, celle d’une communication pour une marque de luxe ; on pourrait être en train de regarder une publicité pour un parfum.
Une deuxième vidéo, Camata, est placée au cœur de l’exposition. Tournée dans le désert d’Atacama (Pierre Huyghe vit et travaille à Santiago, au Chili), elle se focalise sur un squelette disposé à plat ventre sur lequel restent accrochés quelques lambeaux de vêtements. Il y a de cela plusieurs années, un homme est mort dans ce paysage aride, face contre terre, un peu de sable entre ses doigts. « Ce squelette hante l’imaginaire de Pierre Huyghe depuis qu’il l’a découvert. Nous avons mené des recherches archéologiques pour nous assurer qu’il ne s’agissait pas d’un prisonnier politique », explique Anne Stenne. Étrange ready-made cependant que ce spectre d’os cerné d’un ballet mécanique de robots qui le cadrent sous tous les angles. Grâce à des capteurs présents dans l’espace d’exposition, le film, apprend-on, est autoédité en continu. Sans que l’on comprenne ce que cette performance technique ajoute à l’œuvre.
Pierre Huyghe semble fasciné par l’intelligence artificielle. Parmi les autres œuvres réunies ici, Offspring (2018) occupe une salle entière. Ce dispositif d’éclairage évoquant les rails de projecteurs de scène, dont s’échappent des volutes de fumée colorée, est synchronisé en permanence avec des données qui proviennent de l’extérieur. Là encore, la signification de ce dispositif échappe, comme si les moyens technologiques déployés étaient inversement proportionnels à la production de sens, et d’émotions. La révélation attendue se dérobe au commun des mortels (c’est peut-être d’ailleurs ce que suggère la métaphore du squelette sans sépulture). Avec « Liminal », affirme le dispositif de médiation, Pierre Huyghe entend « transformer la Punta della Dogana en un milieu dynamique et sensible ». Mais si la scénographie spectaculaire ne déclenchait pas cette interaction féconde avec le public ? Si on avait, en parcourant ces espaces, le sentiment de cheminer au bord du vide, sans que cela provoque un autre vertige que celui d’une grande perplexité ?
D’autres œuvres complètent ce solo, notamment Untitled (Human Mask) (2014), à ce jour la vidéo la plus montrée et la plus célèbre de l’artiste. Tournée dans un restaurant à proximité de la zone de Fukushima, elle met en scène un singe déguisé en jeune fille et portant un masque de théâtre nô (animal déjà employé par l’établissement avant la catastrophe) et qui erre sans but dans ce décor désaffecté. Ce film a conservé son mystère, et sa poésie. Des aquariums (dont Zoodram 6 (2013) où un crustacé habite en guise de coquille une reproduction de la Muse endormie de Brancusi, sont également présentés, offrant la vision de miniatures abyssales – un dispositif d’image vivante devenu un motif récurrent dans le travail de Huyghe. Les silhouettes immobiles de performeurs balisent également le parcours, le visage recouvert de masques dorés rappelant ceux arborés par le duo de musiciens Daft Punk (Idiom, 2024). Leurs tenues sont signées Matthieu Blazy, directeur de création de la griffe Bottega Veneta, sponsor de l’exposition.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : Quand Pierre Huyghe laisse perplexe