Apparue dans les années 1980, son œuvre est aujourd’hui déployée dans ses différentes dimensions, physiques et thématiques, au Musée de Valence où cette « modeste cosmogonie » s’immisce dans les collections historiques.
Valence (Drôme). Depuis ses débuts en 1980, Philippe Favier a toujours revendiqué la pratique du coucou, en référence à la femelle de cette espèce d’oiseau qui pond ses œufs dans le nid des autres. Déjà, en 1983, l’artiste s’emparait des couvercles de boîtes de sardines du Capitaine Cook qu’il redessinait pour réaliser une série de gravures intitulée « Capitaine Coucou ». Durant presque quarante ans, Favier est resté fidèle à cette attitude. Et il lui arrive de la développer à grande échelle, comme c’est le cas actuellement au Musée de Valence avec son exposition explicitement titrée « All-Over », qui se veut « non pas une rétrospective mais une anthologie », selon les termes de la directrice du lieu, Pascale Soleil, et du commissaire Thierry Raspail, l’initiateur du projet. Favier a ainsi carrément investi les 45 salles du musée et ses presque 4 000 mètres carrés, en se glissant parmi les collections, avec pas moins de 1 291 œuvres (!) et une trentaine de séries couvrant sa carrière. Des chiffres qui donnent le tournis. Le visiteur sort de l’exposition fasciné, presque sonné.
Le parcours débute par un coucou, mais sous la forme de la petite horloge kitsch suisse customisée par l’artiste, avec pour voisin un médaillon en bois évoquant le portrait du vrai Capitaine Cook. Le ton est donné, celui de l’humour, de l’espièglerie inhérente au jeu avec les formes, les mots, les choses. Mais très vite le parcours remet les pendules à l’heure : le travail de Favier ne peut se réduire à ses facéties ; derrière une magnifique légèreté de l’être se cachent un propos d’une bien plus grande dimension et des sujets plus graves qui n’ont pas toujours été perçus à leur juste importance.
Et notamment le thème de la mort qui, tel un fil rouge – « noir » serait certainement plus juste, de ce noir poudré qui recouvre bon nombre de ses œuvres – relie l’œuvre. On le retrouve ainsi dès ses premiers petits dessins au stylo Bic évoquant la guerre et jusqu’à ses fixés sous verre grouillant de cadavres, en passant par ses pages d’antiphonaires animées, si l’on peut dire, d’une fourmilière de squelettes qui, occupés à toutes sortes de tâches, n’en apparaissent que plus vivants.
Le fait de rire de la mort est sans doute une manière d’en exorciser les peurs et en particulier celle qui remonte à l’enfance. Le thème de l’enfance est d’ailleurs constant chez Favier, il est même au cœur de son travail. L’artiste joue tout le temps et c’est pour cela qu’il est si prolifique. En témoignent les nombreux supports qu’il utilise et qui correspondent au domaine du jeu, puzzles en bois, cartes de tarot, jeu de dames et petits chevaux chinés ici ou là. Car Favier est depuis longtemps passé maître dans l’art du détournement et de la « cueillette », selon le terme qu’il emploie pour qualifier cette quête, partie essentielle de sa démarche. Comme dans une chasse au trésor (l’enfance encore), il parcourt à longueur d’année brocantes et vide-greniers à la recherche de tous ces objets dans lesquels il s’immisce et auxquels il redonne par son travail une seconde vie. Tous ces objets, ardoises, boîtes diverses, cartes géographiques, mappemondes, vieilles photos, etc., témoignent de la grande variété de cette œuvre et de la formidable créativité d’un artiste qui a su se renouveler constamment.
Favier pose aussi toujours la question de la distance d’avec l’œuvre, du point de vue, de l’accomodation du regard que le spectateur doit effectuer lui-même, tantôt en s’approchant tout près pour en voir l’extrême minutie des détails, tantôt en reculant pour percevoir l’image, son sujet comme sa composition, dans son ensemble. Un va-et-vient que reproduit l’exposition avec des salles où il faut aller dénicher ses œuvres glissées entre celles de la collection et d’autres salles qu’il occupe totalement. Car si Favier a la réputation d’être le chantre du minuscule, le parcours montre que l’œuvre ne peut y être réduite, ou plus exactement qu’il joue avec toutes les échelles. À la question que nous lui avions un jour posée sur la miniaturisation de son travail, il avait répondu cette jolie phrase :« Je ne fais pas petit, je fais de loin. » Ce qui va dans le sens de la phrase de Giacometti : « On ne voit une personne que lorsqu’elle s’éloigne et devient minuscule.» L’histoire de l’art n’est d’ailleurs jamais loin dans les clins d’œil de l’artiste aux danses macabres du Moyen Âge ou les Vanités et natures mortes du XVIIe siècle hollandais, mais aussi Vélasquez, Cranach, Manet, ou le contemporain Roman Opalka… Dans « Les jeux sont faits », l’un des textes qu’il a rédigés pour le catalogue, Favier écrit : « Revenir à l’école, c’était revenir sur Terre et mon monde n’était pas de cet épiderme-là. Il était de nulle part, ce qui laisse une jolie marge. » Et une belle hauteur de vue ainsi qu’un panoramique que l’exposition met parfaitement en perspective.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Philippe Favier dans toute son envergure