Depuis le début des années 1980, l’artiste rêve un archipel peuplé d’humour et de poésie, d’objets et de littérature. Un œuvre inclassable qui fait actuellement escale dans le sud de la France, à Valence.
Ce n’est pas dans les lieux bondés de la mondanité que vous le rencontrerez. Ce n’est pas dans les carcans de la célébrité ni les clichés de la contemporanéité que vous enfermerez l’animal. Si vous misez noir, il jouera clair. Si vous voyez clair, il sera noir. Ne l’attendez pas ici, il sera déjà là-bas ! Mais qui est donc Philippe Favier ? Un rêveur, venu de la planète des curieux, qui est toujours resté libre de conduire ses rêveries où bon lui semble. Un solitaire habité qui n’aime rien tant que créer dans le calme de l’atelier. Atelier où il laisse résonner, de la tête au papier, une foule de mots et d’images venus de mille lieux, de mille époques. Peu importe qu’il soit reclus dans l’immensité de son château ou niché sur les hauteurs de sa petite bergerie, la table de travail de Philippe Favier est restée « toujours la même ». Elle est pour l’artiste, son « centre du monde ». Le lieu à partir duquel, par les métamorphoses de l’art, il rêve et voyage, immobile. Un « voyageur au long cours », confie Guy Tosatto, « qui n’a jamais quitté sa maison, préférant rêver le monde, en toute candeur mais sans illusion, plutôt que de le représenter tel qu’il est ».
Ce monde, son monde, nous apparaît à la surface d’une carte fragmentée, îlots de petits riens. Microscopiques morceaux de papier, débris de verre récupérés dans les bennes des vitriers, ardoises ou boîtes de sardines arrachées aux poubelles, vieux objets dénichés aux puces. Autant de bouts de pas grand-chose sur lesquels Philippe Favier va laisser grandir, sans préméditation, son petit univers, dont le caractère minuscule fera sa singularité. Il y a, rappelle l’artiste aujourd’hui, « une dimension économique dans cette pratique, et de façon importante dans mon travail aussi… Mes premiers travaux ne coûtaient rien par rapport à mes collègues des Beaux-Arts qui dépensaient des fortunes en peintures et en châssis ! Ma mère nous a appris à faire attention, nous n’avions pas beaucoup de moyens et moi, étant le second, je portais les pantalons de mon frère… La dimension d’objets préexistants à notre rencontre a eu aussi son importance dans mon travail. »
Cette singularité de Philippe Favier s’affirme ainsi très tôt, aussi loin que ceux qui l’ont bien côtoyé s’en souviennent. Daniel Abadie, alors professeur aux Beaux-Arts, se remémore ce jour où Philippe Favier se présente à lui pour lui montrer son travail et sort de sa poche un minuscule dessin de quelques dizaines de centimètres ! « Je me souviens très bien qu’il faisait des choses très différentes de ce que faisaient les autres. C’était d’une grande singularité. Il cherchait dans un champ autre que celui de la grande mode du moment. » Des premières œuvres du début des années 1980, qu’elles soient dessins griffonnés au stylo sur papier, peinture ou gravure sur boîtes de conserve ou morceaux de verre, Daniel Abadie se rappelle plusieurs aspects singuliers : l’exploration de l’idée des profondeurs de l’espace, la capacité extraordinaire de détourner des éléments historiques ou triviaux en les menant totalement ailleurs, la création d’une œuvre semblant venir d’un temps passé, mais d’une actualité profonde… Autant d’éléments qui se démarquaient au sein d’une époque dominée par le formalisme (aux yeux duquel sont rois la planéité, l’abstraction littérale, le monumental). Quant à Guy Tosatto, qui voit pour la première fois des œuvres de Philippe Favier à la Biennale de Paris en 1982, il évoque un « univers en miniature, presque invisible et impalpable » qui « se distinguait radicalement des œuvres de ses contemporains et de leur aspect spectaculaire, voire grandiloquent ». Il y avait, dit-il, « une discrétion, une légèreté, une poésie qui m’ont immédiatement touché et que je continue à rechercher dans son œuvre ».
Dans cette poésie, il y a très clairement un goût pour la subversion des images et des mots. « C’est un poète inclassable, considère Guy Tosatto, au verbe parfois envahissant, parfois muet.» Grand lecteur, Philippe Favier aime l’écriture, autant comme graphie dans le dessin que sens avec lequel il peut infiniment jouer. Ainsi raconte l’artiste aujourd’hui : « Il y a eu les choses littéraires de Queneau, Tardieu, Dada, qui m’ont mis au monde. Une façon de jouer avec les mots, de prendre du recul, de distordre les choses, de recréer à partir d’un objet. Cent mille milliards de poèmes de Queneau, ça m’a marqué, c’était très inventif. Tout cela vient d’une rencontre primordiale faite au collège avec un fameux professeur de français, Jean Porcherot. Il m’a sorti d’une sorte de léthargie d’enfant doux et souriant, bien sage et bien élevé, mais totalement enfermé dans ses craintes et ses rêveries – seules échappatoires quand on n’aime pas trop les copains, l’école et que son frère préfère la solitude ! Je passais mon temps à rêver, ce professeur a su poser les mots qui manquaient à mes images, et Tardieu, Queneau, Prévert, Obaldia, Ionesco, Molière bien lu, sont arrivés dans mon silence et m’ont décoincé la glotte ! Ce fut certainement l’époque de basculement la plus importante de ma vie. »
Qu’il s’agisse des mots ou des images, il y a dans l’œuvre de Philippe Favier une poésie du détournement qui déplace sans cesse notre regard et la conscience que nous avons des choses. Ce déplacement provient d’une capacité à faire bouger nos représentations du monde d’une frontière à une autre, sans jamais se satisfaire de lieux communs ou de visions trop binaires, mais plutôt dans un accueil de la complexité. L’œuvre de Philippe Favier fait toujours basculer la sphère de l’intime et de l’autobiographique vers la grande histoire. Toujours elle déplace ses référents, du populaire à la culture « haute », de l’ancien au moderne. C’est ainsi que Philippe Favier peut s’amuser à trouver l’origine du motif de la citrouille dans son travail autant dans La Grande Vadrouille que dans l’art d’Hélion. Qu’il peut se plaire à écrire des grossièretés aussi bien qu’à citer des fragments de poésie ou de littérature, renversant la lourdeur des considérations métaphysiques. Tout comme il peut aimer désacraliser des antiphonaires en dessinant sur les partitions des figures au caractère érotique pas très catholique !
Toujours Philippe Favier désamorce le sens, jamais il ne le fige. Au manichéen, il préfère l’ambivalent. « Tirer les filets du noir pour en sortir des poissons lumineux », se plaît-il à dire. Là le noir, ici la couleur. Pile drame, face humour. L’humour de Philippe Favier ? C’est « la distance qu’il met entre lui et son œuvre, entre ses angoisses et le soin qu’il prend à les dissimuler », considère Guy Tosatto. De même, poursuit-il, il y a dans son travail un « anachronisme réjouissant qui rend son œuvre inclassable et, ce faisant, très précieuse. Si la forme change, et elle change régulièrement, les préoccupations sont identiques : c’est toujours le même univers enchanté et macabre dont il s’agit, où se croisent en permanence éros et thanatos, l’humour et le grave, la fantaisie et la mélancolie ».
La répétition ? Ce n’est certainement pas un mot qui passionne Philippe Favier ! Ériger une œuvre en principe et prédéterminer à l’avance ce que doit être sa forme, rien ne lui est plus étranger. « Contrairement à d’autres, Philippe Favier n’a jamais cherché à être fidèle à l’image que les gens se font de lui, on ne sait jamais où il sera, sans cesse il nous surprend, et c’est ce que j’attends d’un artiste », souligne justement Daniel Abadie.
Et pour nous surprendre, le travail de Philippe Favier nous surprend ! Autant que lui-même se surprend dans la découverte et la curiosité. Les séries ? Les titres ? Black Spirit, D 22, Suite 668, Les Vents, Les Petits Métiers, Le Nain jaune, Rose Cousin, Les Microclimats… On ne les compte plus tant sont nombreuses les explorations de l’artiste qui n’a eu de cesse de changer de technique et de support, depuis les premiers dessins au stylo bille jusqu’aux boîtes actuelles : peinture, encre, aquarelle, techniques mixtes, collage, clouage, stylo, crayon, pinceau, plume, émail à froid, gravure, sérigraphie, sur verre, sous verre, sur papier, sur toile, sur carton, ardoises, puzzles, relevés cadastraux, pages d’agenda, livres, photos, boîtes et autres objets détournés ! « Ce sont des expériences », considère aujourd’hui Philippe Favier. Ainsi, précise-t-il, si « je fourmille d’envies et d’idées […], si je ne pousse pas à fond une idée, ça ne m’intéresse pas ! Je n’aime pas me répéter, j’aime partir de quelque chose que je découvre. »
Fil rouge dans son œuvre : la dimension économique et la poésie du détournement, avec tout ce que cela draine de surprise, d’inconnu, de métamorphose. « Je tente des trucs, j’essaie de prendre un bout de fraise, une plaque récupérée, du bric et du broc, pour en faire quelque chose qui m’a surpris, qui passe par une circulation que je ne gère pas : ça m’éblouit ! J’aime découvrir toutes sortes d’objets hétéroclites avec lesquels je me bagarre pour en extirper un mystère qu’ils ne contiennent même pas, ce n’est que moi qui les habite, je crois : objets, avez-vous donc une âme ? Il y a là l’envie de se surprendre, de ne pas réfléchir avant, d’avoir à se surprendre à devoir faire avec ! C’est très amusant. Jamais une ivresse, un repas entre amis ou un acide ne m’ont amené aussi loin que m’emportent mes heures passées à chercher une métamorphose de tous ces pas-grand-chose éblouissants peut-être ! »
Le sens de l’œuvre de Philippe Favier ? « Le sens de mon travail, c’est l’envie et la curiosité que j’ai à le faire évoluer et à le poursuivre. Je crois avoir réussi mon rêve unique mais primordial qui est d’avoir été libre (autant que cela puisse se dire !) le plus souvent possible dans toute ma vie. » C’est sans nul doute dans cette liberté que l’œuvre puise sa force. Toujours elle nous surprend et se charge de sens nouveaux. Toujours elle s’ouvre. Mystère des petits riens à travers lesquels se déploient en grand nos pupilles. Mystère des petits riens qui nous font goûter à l’immensité de la vie, à tout ce qui en elle n’a pas de prix. Où sera-t-elle demain cette œuvre ? Dans quelle contrée qui n’existe pas, dans quel archipel de pacotille mènera-t-elle ses rêves ? Par quelle route ? Par quel navire ? Nul le sait, et c’est très bien comme ça.
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Philippe Favier, la grande aventure des petits riens
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : Philippe Favier, la grande aventure des petits riens