AVIGNON
L’artiste camerounais entend ne pas être là où on l’attend.
Avignon. En installant dans la cour de l’hôtel de Caumont une sculpture en bronze représentant un couple uni par le fil rouge d’une tension érotique (Tug of War, 2007), Pascale Marthine Tayou (né en 1966, au Cameroun) a délibérément choisi une œuvre ancienne, difficile à identifier ou, du moins, que le public n’associera pas spontanément à sa production. Voilà près de trente ans que le travail du plasticien vivant entre la Belgique et le Cameroun a acquis une reconnaissance sur la scène internationale, notamment grâce à ses participations à la Documenta 11 de Cassel (2002) et aux Biennales de Venise de 2005 et 2009. Désireux de ne pas se laisser assigner à quelques pièces emblématiques – comme ses fameuses « Poupées Pascale » en cristal –, il explique s’être impliqué dans cette exposition, intitulée « Petits riens », avec la volonté d’ouvrir le regard.
En faisant en sorte de ne pas être là où on l’attend, Pascale Marthine Tayou s’octroie la possibilité de nous surprendre et de piquer notre curiosité. Quitte à nous enfoncer, dès l’entrée, « des poutres dans les yeux », sous la forme de trois pieux verticaux aiguisés comme des crayons de couleur, bleu, blanc, rouge (Semences BBR, 2023) et judicieusement placés dans la perspective d’un tableau de Jean-Michel Basquiat issu de la Collection. « Je l’écoutais parler de la nécessité et de l’urgence de se “dézombifier” soi-même, de se maintenir en état d’alerte, de ne pas céder aux chants des sirènes, quelles qu’elles soient », écrit Stéphane Ibars, le commissaire de l’exposition, dans le catalogue.
Les sirènes, ce sont notamment celles du marché ou, ici, des forces économiques qui transforment la Terre commune en dédale mondial (World labyrinth, 2023). D’un côté, une mappemonde comme une peau brune, sans frontière, de l’autre, une composition géométrique alignant les drapeaux imprimés sur des bouts de plastique. La démonstration formelle fonctionne toute seule. C’est le point de départ. Deux visions du monde qui reflètent peut-être également deux démarches artistiques, l’une en prise directe avec la glaise associée aux « arts premiers », l’autre d’une radicalité évoquant l’art minimal un temps en vogue. L’idée de cette terre offerte revient plus tard en filigranes dans l’installation Conférence de Berlin – Allemagne, 1884-1885, 2023. Des chaises en plastique usagées, rafistolées [voir ill.], figurent, par leur regroupement, les grandes conférences géopolitiques de Rio, Yalta, San Francisco, « pendant lesquelles l’Afrique a été découpée comme un gâteau », rappelle l’artiste avec un large sourire.
Amour universel(I love you, 2023), statistiques, chaînes de l’information, tout se mélange dans ce « chaos-monde » (la formule est d’Édouard Glissant) vu par Pascale Marthine Tayou, qui à son tour prend à témoin le visiteur. Au milieu du parcours, l’artiste s’est servi de l’architecture du lieu pour créer un passage, une traversée d’un jaune solaire tapissée de sculptures cruciformes. Chacune d’elles est constituée de figurines en verre comme on en trouve sur les marchés artisanaux africains, bibelots touristiques, « art colon », assemblés ici avec des clous, formant ainsi un étrange chemin de croix (Colonial Ghosts, 2021-2022). « Dans mon rêve, je vois des gens qui travaillent dans des champs de cannes à sucre. Des gens tristes et amers qui fabriquent du sucre », raconte Pascale Marthine Tayou (Sugar Cane A, 2019). De la même façon, le plasticien fait du beau avec du moche, du léger avec du grave.
L’exposition culmine ainsi en une série d’installations, comme autant de feux d’artifice, réalisées avec les moyens du bord. Arbres coiffés de sacs en plastique colorés formant une haie d’honneur, ou ciel de tôles ondulées flottant à la manière de fragments de palette au-dessus de nos têtes (Tornado, 2023, voir ill.). Entre Arte povera et clin d’œil à Henri Matisse.
La maîtrise de l’espace, la dimension joyeuse ferait presque oublier le sérieux du propos. Les titres sont là pour poser le geste et l’intention. Cette installation de branchages dont les fruits sont des bouteilles plastiques bariolées et rapiécées s’appelle ainsi Oxygen. Celui qu’en conteur et en prestidigitateur, Pascale Marthine Tayou a tenté d’encapsuler dans ces « Petits riens ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : Pascale Marthine Tayou, virtuose de l’espace et de la couleur