Art moderne

XXE SIÈCLE

Oskar Kokoschka, portraitiste de la société viennoise

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 2 novembre 2022 - 793 mots

PARIS

Le Musée d’art moderne offre sa première rétrospective parisienne au peintre viennois, dont les portraits expriment de manière crue l’intériorité du modèle.

Paris. Dans le catalogue très complet de la rétrospective d’Oskar Kokoschka (1886-1980), Fabrice Hergott, le directeur du Musée d’art moderne de Paris, s’interroge sur la notoriété relativement faible de cet artiste en France. Malgré quelques expositions, dont celle du Musée-galerie de la Seita à Paris en 1998-1999, le peintre est loin de connaître le même succès public que l’incontestable vedette viennoise, Egon Schiele. Sans doute, à l’opposé de l’expressionnisme raffiné de ce dernier, l’œuvre de Kokoschka, crue, choquante, ne laisse-t-elle aucune place à la séduction.

C’est à Vienne en Autriche que l’artiste fait ses débuts. Si cette ville emblématique de l’empire des Habsbourg est un lieu de rassemblement de talents exceptionnels, elle est aussi empreinte d’une mentalité conservatrice qui résiste à toute innovation. Bien qu’issus de la bourgeoisie, les artistes y sont situés – et se situent eux-mêmes – en marge de la société, se révoltant simultanément contre le classicisme académique et l’hypocrisie régnant dans les relations entre les sexes. Les scandales à répétition qui caractérisent les années d’avant-guerre, dont Kokoschka est un des acteurs principaux, revêtent toujours ce double aspect.

Cette génération de créateurs est fortement marquée par Gustav Klimt, le maître de la scène viennoise à l’aube du XXe siècle. Kokoschka exécute quelques travaux décoratifs pour les Ateliers viennois (Wiener Werkstätte), tels Les Garçons qui rêvent, de petites lithographies poétiques, chargées de sensualité. Puis il prend ses distances vis-à-vis de l’élégance exacerbée et des raffinements du Jugendstil pratiqué par la Sécession. Le peintre accentue la tension agressive du sujet par une représentation brutalement expressive, dénuée de toute sophistication. À la prédilection de l’époque pour la sinuosité de la ligne, il répond par un contour de plus en plus durci dont le tracé est brisé ou anguleux.

Dans le répertoire de Kokoschka, ce sont les portraits et autoportraits qui font rapidement sa réputation. La critique salue chez ce « peintre au scalpel » le renoncement à toute idéalisation, le parti pris de la laideur, l’aptitude à saisir l’expression psychologique singulière de chaque modèle, à décrypter les hiéroglyphes de l’apparence. Proposant une version moderne, expressionniste, du visage, l’artiste serait l’alter ego en peinture de son illustre contemporain viennois, Freud.

Un des mérites de l’exposition est de réunir un ensemble exceptionnel de portraits, exposés dans les premières salles. Parmi ceux-ci figure Le Joueur de transe, Ernst Reinhold (1909, [voir ill.]), un acteur célèbre au visage halluciné dont les mains, dans un geste excentrique, semblent exécuter une danse. Progressivement, les mains n’expriment plus une sensation clairement définie et deviennent l’indice tangible de la tension du modèle. Immenses, disproportionnées, elles surgissent comme des êtres autonomes et captent toute l’attention. Parfois, la main accentue son étrangeté, son divorce d’avec le corps quand Hanze Tietze et Erica Tietze-Conrat (1909) l’éloignent du corps comme pour se débarrasser de cet organe encombrant et imprévisible. Autant que le visage, le corps et surtout les mains sont une surface qui traduit les expériences intérieures et les pulsions profondes.

L’érotisme et la sexualité s’expriment de façon on ne peut plus provocante dans la première œuvre théâtrale de Kokoschka, Meurtrier, espoir des femmes (1908), une déclaration de guerre faite au sexe opposé. L’affiche qui annonce cette pièce est un exemple de la violence expressionniste ; dans cette Pietà, une femme au teint aussi blafard que celui d’un cadavre soutient le corps écorché de l’homme, rouge sanglant.

Un exil forcé pour fuir le nazisme

Si les premières salles sont consacrées à la partie la plus spectaculaire de l’œuvre, le parcours, chronologique, couvre l’ensemble de la production plastique de Kokoschka. Un véritable exploit car celui-ci non seulement parcourt l’Europe mais s’aventure également en Afrique. Certes, le peintre est parfois vivement « encouragé » dans ses déplacements. Ainsi, son engagement politique courageux contre le nazisme le force à quitter l’Autriche pour la Tchécoslovaquie puis à se réfugier en Angleterre. Impossible de détailler tous les trajets effectués sur cette carte qui commence par Dresde (1916) ; l’artiste, blessé pendant la guerre, y séjourne dans un sanatorium. Le visiteur suit néanmoins Kokoschka qui, sans abandonner la figure humaine – à travers souvent des scènes mythologiques ou des portraits de commande – privilégie désormais les paysages et les vues urbaines. Fasciné par les grands espaces, qu’il s’agisse d’eaux de surface ou de montagne (Lac Annecy II, 1927), l’artiste recouvre ses toiles d’une matière picturale plus maigre. Si les couleurs sont moins saturées, moins puissantes, les superpositions de couches transparentes font naître une infinité de nuances chromatiques. Face à ces toiles on songe aux paysages vaporeux et vibrants de Turner et aux longues années que Kokoschka a passées à Londres. Peut-on parler à leur propos d’expressionnisme toujours fébrile mais un peu dilué ?

Oskar Kokoschka, un fauve à Vienne,
jusqu’au 12 février 2023, Musée d’art moderne de Paris, 11, av. du Président-Wilson, 75116 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°597 du 21 octobre 2022, avec le titre suivant : Oskar Kokoschka, portraitiste de la société viennoise

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