PARIS
L’artiste sud-américaine revient en France 30 ans après sa rétrospective à Angers.
Paris. Il s’est écoulé près de trente ans depuis la rétrospective Olga de Amaral (née en 1932) organisée au Musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine, à Angers, en 1997. On pouvait y voir une cinquantaine d’œuvres. La Fondation Cartier en réunit aujourd’hui près du double, pour un accrochage dense, scénographié par l’architecte Lina Ghotmeh, qui marque une date dans la reconnaissance institutionnelle de l’artiste colombienne en France. « C’est à la suite de la présentation de quelques-unes de ses Brumas dans “Géométries du Sud”, en 2018, qu’a germé l’idée de cette exposition », affirme sa commissaire, la conservatrice Marie Perennès. Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris avait bien montré un des grands Murs de laine (parede de Calicanto, 1980) au sein de l’exposition thématique « Decorum », dédiée aux tapisseries d’artistes, en 2013, mais l’œuvre d’Olga de Amaral, présente dans les plus grandes collections publiques à travers le monde, ne bénéficiait pas ici de la même notoriété que celle de sa contemporaine Sheila Hicks – il est vrai installée à Paris depuis de nombreuses années. En 2022, Christie’s lui avait cependant consacré une expo-vente avenue Matignon, comportant onze pièces, dont sept étaient mises aux enchères. Sans surprise, les records de prix sous le marteau (plus de 400 000 €) ont été atteints par celles dorées à la feuille d’or, devenue dès le milieu des années 1980 un des matériaux de prédilection d’Olga de Amaral, celui auquel on associe spontanément son travail.
Mais que l’œuvre de cette artiste est variée ! Ce sont ses explorations incessantes que la Fondation Cartier permet en effet de découvrir, tout en l’inscrivant dans l’histoire du Fiber Art, dont elle est la seule représentante latino-américaine. On découvre d’abord, au rez-de-chaussée du bâtiment de verre qu’entourent les arbres du jardin, des pièces monumentales, accrochées à l’aplomb des parois et dans l’espace, tandis que des blocs d’ardoise sont disposés au sol, brouillant la frontière intérieur-extérieur. Cette introduction spectaculaire suggère la relation qu’entretient l’artiste avec son environnement naturel, élargissant – jusque dans le titre de ses œuvres – le cadre de sa création à celui du paysage. Olga de Amaral a étudié le dessin d’architecture avant de quitter la Colombie pour le Michigan : elle s’y inscrit au milieu des années 1950 à Cranbrook, une école à l’approche transdisciplinaire où est enseigné le design textile. De retour à Bogota, elle fonde une entreprise de tissage orientée vers la décoration intérieure, avant de s’affirmer en tant qu’artiste à part entière, la décennie suivante. « Lorsqu’on l’interroge sur les formats gigantesques qu’elle a produits, Olga de Amaral répond : “il fallait qu’on prenne de la place” », raconte Marie Perennès, rappelant le contexte de la « querelle de Lausanne », au milieu des années 1960. À l’occasion de la Biennale suisse de la tapisserie, plusieurs artistes, majoritairement des femmes, envoyèrent valser les cartons de lisse et firent entrer la création textile dans le champ de l’art contemporain.
Olga de Amaral fabrique alors son propre fil avec du crin de cheval qu’elle mélange à la laine pour confectionner des tentures de plusieurs mètres d’envergure, comme Gran Muro (1976), dont les teintes naturelles d’ocre, de jaune et de rouille évoquent celles des feuillages à l’automne. Composée de seize panneaux, cette pièce, sans doute la plus impressionnante par son format, avait été commandée pour un hôtel d’Atlanta où elle resta suspendue près de vingt ans dans l’atrium (démontée en 1990, elle avait été dispersée). Tandis que la multitude de rectangles cousus à même la toile de coton de Gran Muro l’empèse lourdement, à l’inverse, les bandes tissées des pièces plus légères comme Entorno quieto 2 (environnement calme) et Riscos en sombra (falaises ombragées) créent, par leur jeu de vides et de pleins, de fascinants effets de moirage qui courent à leur surface. Si cette première salle suggère les emprunts de l’artiste à des techniques et à des matières traditionnelles, la deuxième met en évidence la façon dont elle s’approprie, avec la série des Brumas et de leur nébulosité colorée, les principes modernistes de l’abstraction géométrique. Elle fait ainsi, à quelques décennies d’écart, le chemin inverse d’une Anni Albers découvrant au cours de ses voyages, en Amérique du Sud, la civilisation du Machu Picchu. « Olga de Amaral, qui a étudié aux États-Unis, était pour sa part nourrie par l’art et les tissages andins », souligne dans le catalogue Ann Coxon, conservatrice à la Tate Modern. L’exposition laisse entrevoir ce chassé-croisé entre deux cultures. Elle permet aussi d’apprécier, la façon dont l’artiste poursuit tout au long de sa carrière ses recherches afin d’explorer le potentiel tridimensionnel de son médium. Au fil du temps, le travail d’Olga de Amaral s’apparente de plus en plus à celui d’une sculptrice. On le voit au sous-sol avec les sortes de bas-reliefs qu’elle a enduits d’un apprêt afin d’en unifier les fibres et de recouvrir les interstices, « sans pour autant perdre la texture du tissage sous-jacent », précise-t-elle dans le catalogue. D’autant que l’envers de ce tissage, sa face cachée, est celle où elle s’autorise le plus de liberté : présentées à la fin du parcours, les lumineuses Estelas, révèlent ainsi quand on les contourne leur verso anthracite et argenté, leur part d’ombre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Olga de Amaral, le tissage comme sculpture