Méconnue en France, Paula Modersohn-Becker est une artiste remarquable, un peintre merveilleux, une panthère souveraine capable de rivaliser avec les meilleurs fauves. La preuve.
La trajectoire est filante, comme celle de ces étoiles qui brillent et se consument. Qui se consument de trop briller. Née en 1876 à Dresde, brêmoise d’adoption, londonienne sept mois durant, histoire d’apprendre dès 1892 le dessin à la St. John’s Wood Art School, formée à Berlin dans une école privée ouverte aux femmes, marquée durablement par un séjour viennois, durant l’année 1897, installée en 1899 dans la colonie allemande de Worpswede où elle rencontre son futur époux, le peintre Otto Modersohn, la jeune Paula est une enfant du monde, d’un monde en ébullition, plein de ressources et de tensions, prêt à chavirer.
D’un siècle l’autre. Le 1er janvier 1900, Paula Becker quitte l’effervescence de la Mitteleuropa pour celle de la Ville lumière, épicentre d’un séisme artistique mondial. Trois autres séjours parisiens suivront. Tous confirmeront sa passion pour Courbet, Chardin et Cézanne, ces explorateurs de la présence, du miracle de l’ici-bas, du parti pris des choses. En 1907, Paula, trente et un ans et rien en poche, met au monde une jeune Mathilde avant de mourir d’une embolie pulmonaire qui lui arrache un seul mot – « Schade ! ». En français, « Dommage ».
Paula n’a peint que dix ans durant. Réalisée quelques mois avant sa mort, la Jeune Fille nue assise est assurément l’une de ses toiles les plus accomplies : l’artiste y dit son obsession du corps féminin, de ses mystères et de ses secrets, y livre plusieurs hommages à la peinture ancienne et plus récente, celle entraperçue au Louvre ou dans les salons contemporains, y crie sa foi en la couleur et en la ligne, pourvu que celles-ci soient fermes et audacieuses. Perdu dans ses pensées, absorbé par un au-delà de la toile, le modèle, sans doute une jeune Italienne du nom de Dolores Cataldi, paraît impénétrable et lointain, sauvagement inaccessible, digne des plus belles effigies de Puvis de Chavannes, Gauguin et Kirchner. Splendide.
1 Le corps fragile
Assis sur un tertre cézanien, sorte de Sainte-Victoire domestique, le corps est long, et fin, d’une sveltesse presque maladroite. Cette maladresse feinte qui valut à Paula d’être honnie par les Nazis et, à ce titre, de figurer en 1937 dans la grande exposition munichoise d’Art dégénéré, aux côtés de ses frères expressionnistes Emil Nolde et Ernst Ludwig Kirchner, de ses cousins Marc Chagall et Pablo Picasso. Ce désir tout balthusien de s’en tenir à l’élémentaire et de réduire le corps à sa stricte essentialité doit aux primitifs et au primitivisme, aux créations non-occidentales, mais aussi, de manière plus inattendue, à Pierre Puvis de Chavannes, racine de nombreuses pousses avant-gardistes. Ainsi cette Jeune Fille nue est-elle le double inversé de L’Espérance (1872), une toile du peintre lyonnais que Gauguin lui-même révérait entre toutes : même corps nubile, même silhouette grêle, même grâce fragile, même position des jambes. Une différence, toutefois. Au rameau d’olivier, symbole de paix, que la jeune femme tient chez Puvis, Paula préfère une feuille moins noble, plus modeste, plus sombre. Le monde a changé.
2 Le pays perdu
Un vase bleu et, dedans, un tussilage, cette modeste plante printanière réduite ici à sa plus simple expression : une tige et huit fleurs jaunes. Rien de plus, rien de moins. Avec ses fleurs muettes, cette nature morte, qui en côtoie d’autres – ici des digitales violettes, là des campanules bleues – est une ode au mystère de la présence et, à ce titre, un hommage à la peinture de Cézanne. Également appelée pas-d’âne, cette plante était la préférée de Paula Modersohn-Becker en tant qu’elle lui rappelait Worpswede, cette bourgade allemande devenue un refuge des arts, et qu’elle suscitait des délices intérieurs : « Devant moi, sur la table, de mignons petits tussilages jaunes que j’aurais aimé embrasser quand je les ai trouvés dehors à Meudon, où vit Rodin », écrivit-elle à son amie Martha Vogeler en 1903. Connue pour fleurir avant les autres, ce qui lui valut le nom de « Filius ante patrem » (« le fils avant le père »), cette plante est-elle une allusion à la puberté hésitante de la jeune fille ? Ce n’est pas impossible. Chose est certaine : il est dit qu’elle pousse sur les sols instables et qu’elle indique les failles…
3 Le visage absent
Ceints par une couronne de fleurs, les cheveux dégagés découvrent un visage ample. Un camaïeu d’ocre et de rares modulations permettent de suggérer la rondeur de la tête, délimitée par un cerne noir. Les yeux en amande sont larges, trop larges, et rappellent les peintures d’Amedeo Modigliani ou les sculptures de Constantin Brancusi. Les lèvres sont charnues, trop charnues, et évoquent les toiles de Paul Gauguin, que Paula Modersohn-Becker découvrit dès 1905 chez le collectionneur Gustave Fayet puis retrouva l’année suivante au Salon d’automne, qui réserva à l’artiste, mort aux Marquises trois ans plus tôt, une rétrospective décisive. Un artiste majeur dont les œuvres tahitiennes, que citent sans conteste la couronne et le collier, marquèrent durablement les esprits. Le regard est absent, comme occupé. Préoccupé, même. L’enfance n’est pas un paradis perdu ni ingénu, c’est un continent mélancolique où l’être peut, selon l’aveu de Paula elle-même, « s’abandonner complètement », s’abîmer dans des vertiges intérieurs. Derrière ces pupilles noires se cachent, à n’en pas douter, de l’inquiétude et de l’espoir, l’avers et le revers de toute vie intense.
4 La nature morte
Par leur science de la plasticité, par leur appréhension des volumes, les toiles de Paula trahissent une certaine sculpturalité. Nul hasard à ce qu’elle fut la grande amie de Clara Westhoff, élève du maître Auguste Rodin et épouse du poète Rainer Maria Rilke, lequel tint Paula pour une immense peintre, bien qu’il ne la défendît jamais nommément, à l’inverse du sculpteur Bernhard Hoetger et du peintre Heinrich Vogeler, soutiens indéfectibles de la jeune artiste. Paula livra durant sa carrière quelque soixante-dix natures mortes, manière de se confronter à cet exercice de peintre par excellence, sans jamais renoncer à sculpter la couleur. La coupe vide, d’un bleu lumineux, et le vase brun, avec ses soucis rouges, ressortissent sans ambages à ce genre singulier : le jeu matiériste, d’une grande sensualité, emprunte à la leçon de Jean Siméon Chardin tandis que le réalisme boueux et bourbeux évoque les frères Le Nain et Gustave Courbet. Véritable morceau de peinture dans la peinture, cette nature morte permet à elle seule de rappeler combien toute œuvre est à la fois un héritage et une réminiscence.
1876
Naissance à Dresde, Allemagne
1893-85
Cours de peinture auprès de Bernhard Wiegandt en marge d’une formation d’institutrice
1898
Rejoint la colonie d’artistes de Worpswede, Basse-Saxe
1900, 1903, 1905
Voyages à Paris
1907
Décès à Worpswede
1927
Ouverture du Musée Paula Modersohn-Becker à Brême
1937
Son œuvre est présentée dans l’exposition d’« Art dégénéré » au Haus der Kunst, Münich
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°689 du 1 avril 2016, avec le titre suivant : Modersohn-Becker Jeune Fille nue assise