Égérie des années folles, muse d’Apollinaire, elle a été adulée avant de passer au second plan de l’histoire de l’art. Elle se rappelle au bon souvenir de la France au gré d’une (première) rétrospective à Marmottan.
Emblèmes de la douceur de vivre du milieu mondain de l’entre-deux-guerres, les œuvres de Marie Laurencin ont longtemps pâti d’une image mièvre et surannée pour ne sortir que récemment du purgatoire. Son univers immédiatement reconnaissable, peuplé de jeunes femmes languides aux formes sinueuses et à la palette pastel, constitue cependant une œuvre originale, qui lui a notamment valu l’admiration d’artistes d’avant-garde comme Picasso ou Cocteau.
Les amis Braque et Picabia
Rien ne prédestinait pourtant Marie Laurencin à s’imposer comme une des premières femmes peintres célèbres du XXe siècle. Enfant naturelle d’une employée de maison et d’un haut fonctionnaire, Marie naît à Paris le 31 octobre 1883. Ce père, qui ne la reconnaît pas, participe cependant financièrement à son éducation ; ainsi, malgré un statut social peu élevé, Marie jouit-elle d’une relative liberté dans ses choix de vie. Dès l’adolescence, elle montre des prédispositions artistiques et réalise de nombreux portraits, prenant le plus souvent sa mère comme modèle.
Après un bref apprentissage de peinture sur porcelaine à Sèvres et de dessin dans une école de la Ville de Paris, elle intègre en 1904 l’Académie Humbert. Elle y a pour condisciples des artistes pionniers comme Francis Picabia et Georges Braque. Pendant sa formation s’affirment les thématiques qu’elle déclinera ensuite tout au long de sa carrière : les portraits, dont de très nombreux autoportraits, mais aussi des scènes de groupe. Ses camarades de l’Académie sont impressionnés par son talent et l’incitent à développer un style plus personnel et une touche plus moderne. Sa façon de peindre est effectivement encore assez traditionnelle, elle s’inscrit dans une veine naturaliste à la facture matiériste.
Au temps du Bateau-Lavoir
Braque l’introduit auprès des artistes de l’avant-garde parisienne ; coqueluche du Bateau-Lavoir, Marie fait rapidement partie du cercle rapproché de Picasso et devient la compagne et la muse de Guillaume Apollinaire. La découverte du travail du peintre catalan a sur la jeune femme l’effet d’une révélation : elle comprend que son travail doit changer de façon radicale. À partir de 1907, elle expérimente, cherche son style. Elle regarde d’abord vers l’art antique, au Musée du Louvre, elle étudie la peinture sur vase grecque et l’art égyptien. Cette observation insuffle à ses œuvres un certain archaïsme, elle peint alors de nombreux tableaux représentant des personnages de profil, de façon stylisée et hiératique, comme le célèbre portrait de Pablo Picasso (1908). Sensible au travail du Douanier Rousseau, elle adopte, un temps, les préceptes de l’art naïf.
Sa palette se resserre autour de quelques couleurs – gris, vert et ocre – et ses personnages arborent un visage simplifié et expressif typique de ce mouvement, à l’image de la scène de groupe Apollinaire et ses amis (1909). Mais, rapidement, elle délaisse cette source d’inspiration et développe un style plus personnel où s’affirme une construction plus charpentée, héritée du cubisme. Son incursion dans le cubisme se réduit cependant à la reprise de quelques-uns de ses codes, comme la stylisation des formes et le rejet de la perspective. Ses œuvres, qui ne revendiquent jamais le caractère anguleux de Picasso, possèdent d’ailleurs un aspect dynamique et une ligne serpentine qui les rapprochent du primitivisme de Matisse.
Au cours de cette intense période d’expérimentation et de tâtonnement, son pinceau s’affirme et elle affiche un style et un univers singuliers qui séduisent certains de ses « maîtres », à l’image de Picasso qui lui achète une de ses premières œuvres personnelles, La Songeuse (1911). Ce tableau, qui marque un tournant dans l’évolution de Marie Laurencin, se distingue par son camaïeu de gris et l’attitude contemplative de son personnage. L’hiératisme des toiles précédentes s’adoucit et la composition gagne en fluidité et en harmonie. Ce tableau évanescent laisse présager de l’évolution de son iconographie et de sa palette qui deviennent plus poétiques et pastel. Ses toiles se peuplent progressivement de délicates créatures et les couleurs sombres cèdent la place à des nuances poudrées ; la trilogie rose, bleu et gris perle devient sa signature.
Cette période d’émancipation coïncide, sur le plan personnel, avec sa rupture avec Guillaume Apollinaire. En 1912, le couple se sépare et Marie s’éloigne des peintres d’avant-garde, un univers qui la passionne mais dont elle dira par la suite qu’elle ne s’y était jamais senti reconnue à sa juste valeur.
Luxe, calme et mondanités
En juin 1914, Marie Laurencin épouse Otto von Wätjen, un baron allemand dont elle prend la nationalité ; quand la Première Guerre mondiale éclate, elle est donc contrainte de quitter la France. Avec son époux, elle trouve refuge en Espagne où elle demeure pendant cinq ans. Pendant son exil, elle trouve une source de réconfort dans ses visites au Musée du Prado. Elle y découvre la peinture espagnole, qui a un profond impact sur l’évolution de sa manière. Elle réintègre la perspective, affiche une facture plus léchée et un goût nouveau pour le détail. Ses œuvres gagnent en expressivité, en poésie et en sensualité.
À partir de cet instant elle ne peint plus, presque exclusivement, que des femmes élégantes, parées d’accessoires qui soulignent leur beauté et leur statut social élevé. Des personnages qui présentent invariablement une carnation très claire, une silhouette éthérée et une attitude énigmatique. Après la guerre, elle séjourne un temps en Allemagne et ne se réinstalle à Paris qu’en 1921 où, fraîchement divorcée, elle mène une vie très libre, affichant notamment ouvertement son homosexualité. Les années folles marquent le début de la reconnaissance ; son galeriste Paul Rosenberg organise, en 1921, sa première exposition monographique et les commandes affluent, émanant notamment de la scène littéraire. Préférant la compagnie feutrée des auteurs à celle des peintres bohèmes, elle gravite désormais parmi les personnalités littéraires les plus en vue de la capitale, comme Saint-John Perse, Gaston Gallimard et Jean Cocteau. Ces nouvelles amitiés donnent aussi lieu à des collaborations fécondes ; en 1922, Gaston Gallimard publie notamment L’Éventail de Marie, un recueil de textes signés entre autres de Cocteau et Breton et illustré par les eaux-fortes de la peintre.
Figure du Tout-Paris, elle incarne alors, au même titre que Colette et Coco Chanel, l’exemple de la réussite de la femme française émancipée. Elle mène une vie mondaine et la bonne société défile devant son chevalet. Parallèlement à ces commandes, elle peint de nombreux tableaux convoquant un monde poétique qui exhale le parfum des pastorales d’antan, où animaux, musiciens et femmes langoureuses coexistent dans des paysages fantasmés, à l’instar de La Vie au château (1925).
Celle qui a fréquenté l’avant-garde, en pleine révolution cubiste, produit alors une peinture légère et décorative, aux antipodes des aspirations modernes. En marge de son activité florissante de peintre, elle travaille également comme décoratrice. En 1923, à la demande de Serge Diaghilev, elle réalise le décor et les costumes du ballet Les Biches. Ce spectacle, qui connaît un succès triomphal, lui assure jusqu’à la fin de sa carrière, de nombreuses commandes pour la scène.
De la gloire au désamour
En 1937, Marie Laurencin est faite chevalier de la Légion d’honneur. Cette distinction arrive cependant alors que ses années les plus glorieuses sont déjà derrière elle. Les années 1930 marquent, en effet, le début du déclin de l’Art Déco, auquel elle est assimilée. En période de crise mondiale et d’affirmation du modernisme, ses créations apparaissent décoratives et anachroniques.
Cependant jusqu’à la fin de sa vie, et malgré de graves problèmes de vue qui affectent la qualité de son travail, Marie continue à peindre. Lorsqu’elle disparaît le 8 juin 1956, elle laisse ainsi une œuvre prolifique, bien que de niveau inégal, comprenant un corpus de deux mille peintures, plus de trois cents gravures et plusieurs ensembles de décor et de costumes. Les musées français, qui ne possèdent que peu d’œuvres de la peintre, ne lui consacreront aucune exposition rétrospective... jusqu’à aujourd’hui !
Alors qu’en France elle sombre peu à peu dans l’oubli, au Japon elle fait l’objet d’un véritable culte. Le pays se passionne pour celle qu’il considère comme l’ambassadrice de l’élégance de l’école de Paris, au point de posséder la plus belle collection d’œuvres de Marie Laurencin, réunie au sein d’un musée éponyme.
1883 Naissance à Paris.
1904 À l’Académie Humbert, elle étudie en compagnie de Georges Braque et Francis Picabia.
1914-1919 Exil en Espagne.
1923 Diaghilev lui commande les décors et les costumes pour le ballet de Francis Poulenc Les Biches.
1929-1930 Elle expose à la galerie Paul Rosenberg avec Matisse, Braque et Picasso.
1937 L’État français acquiert son œuvre La répétition.
1956 L’artiste décède à Paris à l’âge de 72 ans.
Informations pratiques. « Marie Laurencin (1883-1956) », du 21 février au 30 juin. Musée Marmottan-Monet. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20 h. Tarifs : 10 et 5 €. www.marmottan.com
L’exposition. Le Musée Marmottan-Monet présente une exposition consacrée à la peintre Marie Laurencin, un génie féminin du XXIe siècle longtemps délaissé. Évoluant au début de sa carrière « entre le cubisme et le fauvisme », elle fréquente Picasso, Braque et Max Jacob au Bateau-Lavoir, se lie au poète Guillaume Apollinaire et dîne chez la galeriste Gertrude Stein. Peu à peu, elle impose sa grâce et sa palette au camaïeu de gris et de bleu au Salon et à l’Armory Show de New York. L’exposition présente près de quatre-vingt-dix œuvres provenant en majorité du Musée Marie Laurencin près de Tokyo qui a réuni depuis trente ans une collection choisie de la peintre disparue en 1956.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Marie Laurencin - Retour en grâce