Ils sont trois. Trois frères et sœur (Michael, Leo et Gertrude) qui, pour avoir collectionné et suscité d’indiscutables chefs-d’œuvre de la modernité, révolutionnèrent, au tout début du XXe siècle, l’art et son marché, l’histoire et sa marche. Récit d’une aventure…
Sur la photographie, Gertrude Stein (1874-1946) est égale à elle-même. Frondeuse, presque sereine, elle scrute l’objectif de Cecil Beaton qui, ce jour de 1936, réalisa plusieurs portraits de l’Américaine. L’intérieur semble vaste et, du reste, il l’est. Le 27 de la rue de Fleurus à Paris n’eût en effet pu souffrir une exiguïté incompatible avec les nombreuses toiles qu’il abritait. Pour l’heure, le noir et blanc de ce tirage au bromure fixe moins les œuvres que l’image de leur gardienne, telle une sphinge inquisitrice.
Voir, se voir
Qui du photographe ou de son modèle regarde l’autre ? Le premier, qui livre là une composition riche de contrastes savants et d’interstices muets ? La seconde, qui, sans mot dire, pétrifie et fascine, assurée de son pouvoir ? À moins que ce ne soit la troisième personne, Alice B. Toklas (1877-1967), cette silhouette absente, ce témoin oublié qui, dans l’ombre de la pièce et de son amante, surveille la circularité des regards et assiste à un éloquent face-à-face. Légèrement en retrait dans ce pays des merveilles, Alice réfléchit certainement à la troublante ressemblance de sa compagne avec son récent portrait par Francis Picabia (1933), comme si Gertrude avait un plaisir – ô combien malin – à superposer l’art et la vie. Cet art, qu’elle aima tant au point d’y consacrer, précisément, sa vie. Sa vie, qu’elle eut pleine. Et immense. Des jeux spéculaires, il y en eut de nombreux dans l’histoire des Stein. Spectateurs de la scène artistique, ils en furent également les protagonistes, certains que les coulisses et les représentations ne pouvaient être distinctes. Sujets de tableaux, objets de jalousies, passeurs et passifs, acteurs et actifs, ils construisirent l’histoire de l’art et se construisirent. Tout court. La création comme une hantise, comme un double, quand voir revient à se voir, quand, par un jeu de miroirs, chaque action méditée peut donner lieu à un verbe réfléchi.
Réunir, se réunir
Le patronyme Stein a souvent désigné la seule Gertrude, figure de proue du vaisseau familial. Or, à considérer la généalogie intellectuelle, la poétesse américaine n’eût pas été ce qu’elle devint sans l’assistance de ses frères aînés, Michael et Leo, nés en 1865 et 1872. Et c’est un coup du sort – un orphelinage précoce – qui propulsa cette fratrie en Europe. Méthodique et idéaliste, Leo multiplia les voyages exploratoires et dévoya sa jeune sœur de ses probantes études médicales. En 1902, elle rejoignit ainsi ce frère chéri pour mener une vie qui n’eut de bohème que l’apparence, Michael, alors intendant des finances familiales, versant à l’intrépide tandem une rente confortable. Il fallut deux années pour que ce dernier, accompagné de sa femme Sarah, quittât à son tour les États-Unis et achevât de composer le triumvirat parisien des Stein. Installé au 58 de la rue Madame, l’aîné allait constituer une formidable collection d’œuvres de Matisse, et exclusivement de cet artiste (Les Oignons roses, 1906-1907), tandis que, depuis la rue de Fleurus, et sans pour autant renoncer à leurs désirs respectifs de création picturale (Autoportrait, 1906) et littéraire (La Fabrication des Américains, 1906-1908), Leo et Gertrude élaboraient une ensorcelante pinacothèque qui, privée, n’en était pas moins ouverte au plus grand nombre, chaque samedi. Avec Vollard pour fournisseur médiat ou le Salon comme pourvoyeur annuel, Leo et Gertrude ne tardèrent pas à peupler leur musée domestique d’œuvres inestimables. Et aux premières amours, nommées Cézanne ou Renoir, ne tarderaient pas à s’adjoindre deux passions inassouvissables : Picasso et Matisse. Hardiesses primitivistes de l’Espagnol (Le Nu à la serviette, 1907), outrecuidances chromatiques du Français (Femme au chapeau, 1905), cubisme analytique de l’un, fauvisme dévergondé de l’autre : tous les coups d’éclat se trouvaient instamment accrochés sur les murs de la rue de Fleurus, devenus des cimaises comparatives dont la prétendue éloquence heurta souvent les deux rivaux. Découvrant les artistes, les collectionneurs en vinrent à se découvrir : fragiles et fragilisés – par les dissensions esthétiques, par les ambitions déçues –, amoureux et aimés – Gertrude et Alice d’un côté, Leo et Nina de l’autre. Peu à peu, la confession picassienne de l’écrivain devait l’éloigner de la religion, voire du fanatisme matissien de ses frères. Peu à peu, à la guerre fraternelle de Gertrude et de Leo, survenue en 1913, succéderait un conflit mondial, autrement plus désespérant.
Perdre, se perdre
Avec le temps, et devant son portrait par Picasso (1906), Gertrude pensa-t-elle, comme prédit par son auteur, qu’elle avait fini par ressembler à cette image, à son image ? Réalisa-t-elle qu’elle s’était réalisée dans la peinture ? Une peinture qu’elle ne cessa de défendre, soucieuse d’en exalter toujours la frange contemporaine, de Masson à Atlan. Une peinture qu’elle aima. Avec fièvre. Avec Alice, qui lui survivra en dépositaire sinistrée. Une peinture qu’elle voulait vivante, n’ayant cessé d’acheter et de vendre, manière de préférer la jubilation prospective à la fétichisation de l’objet : des musées en bénéficièrent, des marchands s’en félicitèrent – Rosenberg, Kahnweiler ou Morozov –, des intrigants s’y perdirent. Une peinture qui en neuf années – de 1938 à 1947, de la mort de Michael à celle de Leo – perdit définitivement le soutien des Stein. Le jour où Alice mourut, le 7 mars 1967, la valeur de la collection de Gertrude avait été multipliée par dix. C’est que le jeu spéculaire, entre-temps, était devenu un enjeu spéculatif…
1872 et 1874 Naissance de Leo, puis de Gertrude Stein à Pittsburgh (États-Unis)
1902 Léo Stein s’installe à Paris en décembre
1903 Gertrude Stein arrive à Paris. Son frère achète son premier tableau de Cézanne La Conduite d’eau chez Ambroise Vollard
1905 Les Stein achètent leurs premières toiles de Picasso
1906 Picasso réalise le portrait de Gertrude Stein. Matisse rencontre Picasso par l’entremise de Leo et Gertrude
1913 Partage de la collection Stein : Leo emporte les œuvres de Renoir et de Matisse, Gertrude celles de Picasso et de Cézanne ainsi que la Femme au chapeau de Matisse
1919 Pierre-Auguste Renoir décède à Cagnes-sur-Mer
1926 Les Stein demandent à Le Corbusier de concevoir une villa
1935 Devant la montée du nazisme Gertrude Stein, installée à Paris, rentre aux États-Unis
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Les Stein - De la collection comme un art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°639 du 1 octobre 2011, avec le titre suivant : Les Stein - De la collection comme un art