Le Musée du Luxembourg donne à voir l’amitié intellectuelle, poétique et artistique de Gertrude Stein et Pablo Picasso, laquelle aurait pu influencer le cubisme.
Paris. Gertrude Stein (1874-1946) est loin d’être méconnue du public français. Elle l’est d’autant moins que Cécile Debray, commissaire de l’exposition au Musée du Luxembourg – avec le concours de l’historienne de l’art Assia Quesnel –, a de la suite dans les idées. Elle a organisé en 2012 – au Grand Palais –, l’exposition « Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein ». Le propos était l’histoire de cette famille de collectionneurs arrivée à Paris au tout début du XXe siècle, et leur fabuleuse collection. Mécène de la scène artistique parisienne, Gertrude Stein acquiert très tôt une toile de Paul Cézanne, puis des travaux d’Henri Matisse, Pablo Picasso ou Juan Gris. Sa notoriété en France est également liée à son roman, L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, un grand succès de librairie en 1933. Ce livre, écrit Claude Grimal, « fit oublier son rôle d’auteur au profit de celui de chroniqueuse des trente premières années du siècle… » (Gertrude Stein, Belin, 1996).
Cécile Debray insiste sur l’amitié de Stein avec Picasso et leurs recherches mutuelles sur le langage ou les formes plastiques pendant la période cubiste. Cet échange se prolonge ici par un chapitre plus inédit, qui montre l’impact de la pensée et de la sémantique de cette autrice sur l’art de la seconde partie du XXe siècle. On y voit surtout des œuvres réalisées par des artistes dont la carrière s’est déroulée aux États-Unis – à l’exception de Fluxus.
Le parcours au Musée Luxembourg montre ainsi que de nombreux penseurs et artistes ont ressenti presque immédiatement l’originalité de Stein dans l’utilisation de la syntaxe et de la grammaire. Ainsi, ses textes, Tendres Boutons (1914) et les Portraits, parus dans diverses revues, ont suscité, parmi d’autres, l’enthousiasme de Jean Cocteau. Certes, il est impossible d’affirmer que les conversations entre Picasso et Stein – cette dernière a droit à d’innombrables séances de pose pour son portrait exécuté par le peintre espagnol entre 1905 et 1906, qui ne figure malheureusement pas dans l’exposition – ont contribué au développement du style cubiste. Mais il n’en demeure pas moins que les phrases éclatées de Stein et la fragmentation qui caractérise le nouveau style de Picasso et de Georges Braque partagent une logique semblable, inspirée par la leçon de Cézanne. De même, les collages et les assemblages des artistes cubistes – deux magnifiques guitares de 1926 par Picasso ou Verres, journal et bouteille de vin de Juan Gris (1913) – ont en commun avec Tendres Boutons, son aspect hétéroclite et l’absence de toute hiérarchie entre différents objets et matières.
Un portrait de Stein, par Warhol (1980), sert d’introduction à la partie consacrée à l’art américain. Symboliquement, l’exposition s’achève sur le polyptyque du même artiste, Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century, où la collectionneuse figure également. Même si l’appellation « icône du pop », employée à son sujet, semble excessive, Gertrude Stein a souvent été représentée – photographiée par Man Ray ou sculptée par Jo Davidson.
Un certain nombre de principes fondent la prose et la poésie de Stein : les répétitions, qu’elle préfère appeler « insistances », la sérialité, la circularité, le tout condensé dans sa phrase emblématique « A rose is a rose is a rose is a rose », que l’onretrouve dans les travaux appartenant à l’avant-garde artistique qui se développe à partir des années 1960 aux États-Unis. Remarquons que, dans le cas de Stein, comme dans celui de Marcel Duchamp, il a fallu un certain temps pour que les artistes s’inscrivent dans les filiations de ces précurseurs.
Le parcours révèle des œuvres très disparates et dont le voisinage peut déconcerter. Ainsi, musique et danse, peinture, sculpture ou art conceptuel laissent à penser qu’aucun domaine n’échappe à l’influence d’une pensée qui s’est déjà développée un demi-siècle plus tôt. Mentionnons les chorégraphies d’Yvonne Rainer, Trisha Brown, Lucinda Childs et leur mécanique de répétition jusqu’à l’épuisement, la musique de John Cage qui parle de son admiration pour Stein, la troupe du Living Theatre, les performances ou la poésie concrète. On remarque aussi les structures reposant sur des formes géométriques de l’art minimal de Sol LeWitt (Cercles, 1973) ou la circularité des « Targets » de Jasper Johns (1967-1968) et de James Lee Byars (The Halo, 1965).
L’hommage parfaitement justifié à Gertrude Stein, cette « mère à tous » ou « mère des États-Unis », selon le titre de l’un de ses ouvrages, tend à occulter d’autres personnalités du monde littéraire et artistique, dont la contribution n’est pas moindre. Songeons seulement aux écrits déconstruits de Guillaume Apollinaire et de Blaise Cendrars, au langage sonore de Kurt Schwitters, au théâtre de Samuel Beckett ou aux séries pré-minimalistes de Joseph Albers.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°618 du 6 octobre 2023, avec le titre suivant : Gertrude Stein et Pablo Picasso, une amitié féconde