Si cette femme fut la première, avec son frère Leo Stein, à collectionner et soutenir Picasso, elle fut surtout une grande poétesse. Le Musée du Luxembourg, à Paris, raconte comment, aux côtés du peintre, elle inventa un nouveau langage.
La première fois que Gertrude Stein vit un Picasso, elle le trouva laid. Enfin, il lui déplut. « Elle trouvait qu’il y avait quelque chose d’affligeant dans le dessin des jambes et des pieds, quelque chose qui la repoussait et la choquait », écrira-t-elle une vingtaine d’années plus tard dans son Autobiographie d’Alice Toklas, où elle utilise la voix de sa compagne pour raconter son amitié avec Picasso. Quand elle le rencontre pour la première fois, en 1905, la jeune Américaine vient de s’installer avec son frère Leo à Paris, dans une petite maison d’artisan rue de Fleurus. Elle souffre alors d’une déception amoureuse et a écrit un texte, dont elle n’est sans doute pas satisfaite au regard de ses ambitions littéraires. Avec son frère, elle parcourt les salons, se rend chez Vollard. Ensemble, ils lui achètent des tableaux d’Auguste Renoir, Paul Gauguin, Maurice Denis ainsi que Paul Cézanne, qu’ils accrochent rue de Fleurus. Mais c’est chez Clovis Sagot, « un ancien clown de cirque qui avait sa boutique (…) rue Laffitte », raconte Gertrude Stein, qu’ils découvrent les toiles du jeune Andalou arrivé à Paris en 1902. Leo tient à acheter un tableau de ce jeune peintre encore méconnu, installé dans un atelier précaire à Montmartre, au Bateau-Lavoir. Peu de temps après, Picasso et sa compagne Fernande viennent dîner chez les Stein. Entre Pablo et Gertrude, « c’est un coup de foudre amical », raconte Cécile Debray, présidente du Musée Picasso et co-commissaire de l’exposition « Gertrude Stein et Pablo Picasso » au Musée du Luxembourg à Paris. C’est, aussi, le début d’une intense émulation artistique. Car Gertrude Stein ne fut pas seulement la première collectionneuse de Pablo Picasso. Surnommée la « cubiste des lettres », l’écrivaine a accompli par les mots une révolution similaire à celle qu’opéra le peintre des Demoiselles d’Avignon…
Est-ce parce qu’ils maîtrisent mal le français que ces deux immigrés, un peu en marge, se comprennent au premier regard ? Peut-être. Lui, « mince, ténébreux, vivant, avec de grands bassins en guise d’yeux », décrit Stein, est espagnol et vit chichement à Montmartre. Elle est juive américaine, homosexuelle. Le jour de leur rencontre, ils dînent côte à côte. « Tous deux sont timides et parlent peu. Quand ils se rencontrent, ils se regardent, se dévisagent… Et soudain, au cours du dîner, ils se disputent un morceau de pain, chacun croyant qu’il s’agit du sien. Stein éclate de rire. Ainsi naît leur amitié », rapporte Cécile Debray. Le jeune Picasso âgé de 24 ans demande à faire le portrait de Gertrude Stein, qui n’avait jamais envisagé de se faire peindre. Elle accepte. S’ensuivent « quatre-vingt-dix séances de pose, des conversations infinies, tête-à-tête, genou contre genou », rapporte Fernande Olivier, alors compagne du peintre. Dans le portrait de Stein, on peut reconnaître la première toile précubiste de Picasso. Inspiré de la statuaire ibérique, son visage annonce déjà les Demoiselles d’Avignon dont Braque dira qu’elles veulent nous donner à « boire du pétrole pour cracher du feu ». À ce portrait d’elle, l’écrivaine répond un peu plus tard par un word portrait, un portrait littéraire de Picasso – dont on pourrait dire, aussi, qu’il veut nous faire cracher du feu : « Celui-là était quelqu’un qui travaillait. Celui-là était quelqu’un en train de faire sortir quelque chose de lui. Celui-là continuait à faire sortir quelque chose de lui. Celui-là était quelqu’un qui continuait à travailler. Celui-là était quelqu’un que certains suivaient. Celui-là était quelqu’un qui travaillait », écrit-elle. De fait, pendant les mois suivant leur rencontre, chacun, dans son médium, invente un nouveau langage. « J’étais à cette époque la seule à comprendre Picasso, peut-être aussi parce que j’exprimais la même chose en littérature », écrira Gertrude Stein.De leur coup de foudre amical surgit en effet une intense émulation intellectuelle et artistique. Tourmentés par le même désir de ramener l’attention aux choses vues, ancrés dans l’expérience sensible d’un présent pur, ils partagent notamment une fascination pour Cézanne, dont Picasso vient admirer les toiles dans le salon des Stein. L’artiste les bouleverse et les interpelle par ses touches répétitives, identiques, dans une palette très réduite. « Le bleu, par exemple, d’une carafe sera repris dans un fruit, une table, ou bien le cerne d’un œil et, bien sûr, le fond. Il en sera ainsi de chaque couleur de sa palette, faite de seulement deux ocres, trois terres, trois bleus, quatre rouges, deux verts et deux jaunes. De ces répétitions, de ces variations, et de l’attention au motif vont naître des toiles où tout pourrait se confondre, mais où tout, paradoxalement et simultanément, se distingue », observe dans le catalogue de l’exposition Philippe Blanchon, biographe de Gertrude Stein.
Or, au cours des 90 séances de pose, Stein a vu Picasso peindre « après Cézanne ». « Il y montre sa virtuosité dans la maîtrise du post-cézannisme, pour ce qui concerne la robe de son modèle, le fauteuil et le fond », relève Philippe Blanchon. Elle-même est à la recherche d’un nouveau langage, d’un art libéré de l’imitation et de la narration. Face au Portrait de Madame Cézanne à l’éventail, accroché rue de Fleurus, elle reprend un écrit antérieur pour composer un texte sur le thème du trio amoureux, qu’elle intitule Three Lives. Elle y raconte un amour fait d’avances et de reculs, de questionnements, de mouvements passionnés et de soif d’apaisement. « Tous les personnages de cette longue nouvelle sont composites et certains de leurs sentiments et de leurs paroles pourraient être ceux d’un autre », observe Blanchon. Comme un bleu de Cézanne, qui peut être celui d’une carafe, d’un fruit, d’une table ou du cerne d’un œil…
Sa rencontre avec Alice B. Toklas, en 1907, qui partagera sa vie jusqu’à sa mort en 1946, lui donne l’appui et la confiance dont elle a besoin. « Alors quelqu’un te dit oui, à quelque chose que tu aimes, ou que tu fais ou que tu fabriques, et alors tu ne pourras plus jamais éprouver ce sentiment de peur et de honte que tu avais, alors que tu écrivais ou aimais cette chose, et que personne n’avait dit oui à cette chose », écrit-elle. Tandis que Picasso se lance dans les études préparatoires et la composition des Demoiselles d’Avignon, qu’il achèvera en1907, l’écrivaine entreprend la rédaction d’un roman monumental, The Making of Americans, dans lequel elle dépeint l’histoire de deux familles sur quatre générations. Tandis que Picasso simplifie, stylise, géométrise les formes et les fragmente, Gertrude Stein invente un langage fondé sur les rythmes, les répétitions – qu’elle appelle des « insistances » – sonores, lexicales ou syntaxiques.
« Un écrivain devrait écrire avec ses yeux, et un peintre peindre avec ses oreilles », considère Gertrude Stein. Elle écrit en effet comme avec ses yeux, mais aussi, comme un peintre, avec ses oreilles. En témoigne son vers le plus célèbre, « A rose is a rose is a rose » (Sacred Emily, 1913), emprunté peut-être à la période rose de Picasso. À chaque insistance du mot « rose », une facette nouvelle de la fleur semble se dévoiler, exprimant la vie, dans un présent continu qui ne cesse de se déployer. En 1913, au moment de la première exposition d’art moderne européen à New York, à l’Armory Show, durant laquelle Stein prête un tableau de Picasso, son écriture est qualifiée de « cubiste ». Voici ainsi Stein et Picasso compagnons de cordée ! Au cours des années 1910, la poétesse et le peintre, chacun dans son médium, élaborent en effet un langage de plus en plus novateur, audacieux, déconstruisant toujours plus la syntaxe, les volumes, les plans, à partir du registre de la nature morte. Quand Picasso explore avec Braque le cubisme analytique, presque illisible, Gertrude Stein rédige Tender Buttons, recueil de poèmes en prose sur la vie quotidienne, très hermétiques. Les mots n’y décrivent pas le réel de façon mimétique, ils le réinventent, évoquant des états, une vision fragmentée et fragmentaire, comme celle d’un enfant qui découvre le monde et la puissance du langage. « Soupe de douleur, supposez que ça fait question, supposez que c’est du beurre, réel c’est, réel c’est seulement, seulement excréer, seulement excréer un pas depuis », peut-on y lire. Bien qu’il ne la lise pas, faute de comprendre l’anglais, le peintre andalou la considère comme son double littéraire. Le recueil Tender Buttons, qui suscite l’incompréhension, est publié en 1914. Leo s’est alors éloigné de sa sœur, dont il ne comprend pas les recherches littéraires, comme il a pris ses distances avec les cubistes, qu’il juge désormais trop hermétiques. La Première Guerre mondiale éclate. Pour Gertrude Stein, ce conflit, qui pulvérise le souffle de renouveau artistique, littéraire et scientifique du début du XXe siècle est le soubresaut d’un XIXe siècle, qui ne veut pas mourir et laisser place à la modernité. Incapable qu’il est encore de la comprendre.
En 1937, les Demoiselles d’Avignon entrent au MoMA. « Le cubisme se targue d’une place déterminante dans la généalogie américaine, mais comme une source clairement européenne », relève Cécile Debray. Gertrude Stein, elle, est du côté américain. Avec le succès de son Autobiographie d’Alice Toklas, où elle raconte ses souvenirs avec un Picasso désormais célèbre, Stein acquiert à partir de 1933 une notoriété aux États-Unis. Elle y sera une source d’inspiration essentielle pour la création théâtrale, musicale et chorégraphique. Ses insistances sonores, rythmiques, sa syntaxe éclatée, nourrissent les compositions expérimentales de John Cage, comme les ballets de Merce Cunningham et plus tard d’Anne Teresa De Keersmaeker, dont le nom de la compagnie Rosas est une réminiscence du célèbre vers « A rose is a rose is a rose ». Au cours des années 1950-1960, Gertrude Stein s’impose comme modèle de référence de l’avant-garde américaine dans les milieux de la contre-culture new-yorkaise et le mouvement néo-dada Fluxus, tendus vers une fusion entre l’art et la vie, et un présent pur. Sa grammaire, ses insistances, sa structuration rythmique et circulaire, infusent ainsi les codes de l’art contemporain.
Marie Zawisza
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Gertrude Stein, la « cubiste des lettres »
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : Gertrude Stein, la « cubiste des lettres »