MADRID / ESPAGNE
Le musée madrilène montre comment les images ont contribué à la naissance de sentiments antijuifs dans l’Espagne chrétienne médiévale.
Madrid. Dans un écho involontaire à l’actualité, le Musée du Prado présente l’exposition « Le miroir perdu. Juifs et convertis dans l’Espagne médiévale ». Il y analyse comment la diffusion des images, du XIIIe au XVe siècle, a contribué à faire grandir un sentiment antijuifs dans la société chrétienne. Si à notre époque l’impact des images est phénoménal, leur importance au Moyen Âge n’était pas moindre, puisque les peintures, enluminures et autres dessins étaient les supports de prédilection d’une Église chrétienne alors très active dans la diffusion de ses idées.
Soixante-dix œuvres d’art médiévales espagnoles sont à découvrir, en provenance de temples, de musées et de collections espagnoles et étrangères, réparties entre les cinq sections du parcours. Le récit débute lorsque les artistes juifs et chrétiens collaboraient, comme le montre le panneau de la scène chrétienne de l’Ange apparaissant à Zacharie peinte par Domingo Ram vers 1470, où des coutumes et rites juifs transparaissent. Les liens entre juifs et chrétiens étaient alors forts, et des représentations chrétiennes font état de la présence de monarques, lettrés et prophètes juifs, notamment dans Le Christ entre les docteurs (1420-1440), œuvre exécutée par un peintre catalan anonyme.
L’exposition montre progressivement comment la tension est née, à la fin du XIIIe siècle, entre les deux communautés religieuses au sujet de la Passion du Christ, les juifs ne reconnaissant pas la nature divine de Jésus. Les images, accompagnées de textes de saint Paul et de saint Augustin, font alors état d’un désamour à l’égard du juif, qui devient « l’autre ». Cela se traduit par des caricatures, des signes distinctifs dans les compositions, et certaines œuvres vont même jusqu’à présenter les juifs comme les ennemis du christianisme. En 1391, après d’importants pogroms, de nombreux juifs sont contraints de se convertir au christianisme. Ces convertis subissent des pressions incessantes, car ils sont suspectés de continuer à pratiquer le judaïsme en cachette. En témoigne la sculpture du Christ de la Cepa (« Christ de la vigne », 1400 [voir ill.]), une figurine qu’un vigneron juif de Valladolid utilisait pour prouver sa conversion au christianisme, Le parcours s’achève au moment de l’Inquisition et de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, dans un climat particulièrement tendu.
De nombreuses œuvres de l’exposition se distinguent par leurs qualités esthétiques, notamment celles des maîtres gothiques Pedro Berruguete, Bartolomé Bermejo, Fernando Gallego ou Bernat Martorell, qui offrent des couleurs chatoyantes, des détails incrustés de feuilles d’or et un remarquable état de conservation.
Très bien documentée et bien construite en dépit de la complexité du sujet, l’exposition réussit à transmettre le sens caché des compositions en développant un récit solide. « L’intention est de regarder notre passé sans préjugés, de nous regarder dans notre miroir d’une manière rigoureuse et attrayante », déclarait Joan Molina Figueras, chef du département de peinture gothique espagnole et commissaire de l’exposition, peu avant son ouverture.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°621 du 17 novembre 2023, avec le titre suivant : Les racines médiévales de l’antisémitisme révélées au Prado