PARIS
Une exposition très documentée au Palais de la porte Dorée relate l’histoire mouvante du statut des juifs et des musulmans de la France coloniale à nos jours.
Paris. Organiser une nouvelle exposition sur les juifs alors que celle de l’Institut du monde arabe vient de se terminer était audacieux, d’autant que les deux commissariats ont été assurés par Benjamin Stora. Mais ses deux commissaires, Karima Dirèche et Mathias Dreyfuss, soulignent une grande différence entre les manifestations : « Cette dernière n’est pas une exposition centrée sur l’esthétique ou les beaux objets, mais une exposition historique. » Derrière l’aspect austère des documents administratifs exposés, Karima Dirèche invite à regarder « l’évolution des représentations des différentes communautés, et ce qu’elles disent de la situation ».
Dès la fin du XVIIIe siècle, des imprimés et des cartes à jouer représentent la « liberté de culte » personnifiée, sous la République puis sous Napoléon Bonaparte. Citoyens depuis 1791, les juifs de France voient leur culte reconnu officiellement en 1808, une étape importante des relations entre cette communauté et l’État français. Mais la colonisation de l’Algérie en 1830 bouscule cette reconnaissance, car les juifs d’Algérie et les Arabes ne sont pas considérés comme des citoyens français. La figure de l’émir Abd El Kader, luttant contre la colonisation française, émerge alors dans l’imaginaire collectif, comme le montrent les gravures et dessins accompagnés de chansons populaires. Entre fascination orientaliste pour les costumes (Eugène Delacroix) et rigueur scientifique, les élites françaises hésitent face aux deux communautés. Si les Français sont en contact régulier avec les Arabes ou musulmans, ces derniers restent des « indigènes », avec des droits restreints. Les juifs d’Algérie obtiennent eux la citoyenneté française en 1870 par le décret Crémieux, qui ne concerne pas ceux du Maroc et de Tunisie : la France crée ainsi une inégalité de statut.
Dans les années 1910 et 1920, la cohabitation entre juifs, musulmans et Français se modifie constamment, notamment après les actes de bravoure des troupes coloniales en 1914-1918. Karima Dirèche souligne que « ces relations n’étaient pas le fruit de conflits héréditaires, mais bien le résultat des actions politiques de l’État ». L’État qui, en 1926, autorise la construction de la Grande Mosquée de Paris dans le 5e arrondissement, un beau bâtiment blanc et vert : c’est une reconnaissance du rôle des troupes coloniales du Maghreb, et également « une première reconnaissance de l’islam par la république », selon les commissaires. Alors que les échanges entre la France et le Maghreb s’intensifient, les films d’actualités en France s’intéressent aux étudiants algériens et aux petits métiers des villes du Maghreb, non sans préjugés. À rebours, des artistes juifs comme Moses Levy peignent les habitants de Tunis dans un style faussement naïf au plus près des classes populaires.
La situation bascule de nouveau en 1940 lorsque le maréchal Pétain abroge le décret Crémieux : les juifs redeviennent les égaux des « indigènes », qui eux songent de plus en plus à l’indépendance. Lorsque le général de Gaulle rétablit le décret en 1943, il entérine une inégalité devenue inacceptable pour les indépendantistes : c’est le début de la violence politique. D’autant qu’après la création d’Israël, l’entente entre les deux communautés disparaît, une rupture entérinée par la guerre d’Algérie et celle des « Six jours » en Israël (1967). Dans l’exposition, les tableaux sombres de Boris Taslitzky [lire page 25] illustrent le parti pris d’un juif européen en faveur des indépendantistes algériens, en regard des photographies de Marc Riboud qui documente l’exil des pieds-noirs en 1962.
À partir des années 1960, juifs et musulmans (ou Arabes) du Maghreb se retrouvent en France, rarement dans les mêmes quartiers. Mathias Dreyfuss souligne « l’émergence d’un nouvel imaginaire pied-noir en France », avec comme figures centrales Enrico Macias et Roger Hanin. Les Arabes pauvres restent en marge de la société, dans le bidonville de Nanterre, photographié par Monique Hervo.
Malgré les mouvements antiracistes dans les années 1980, les deux communautés s’opposent sur l’antisémitisme et sur le conflit entre Israël et la Palestine. Plusieurs faits divers tendent encore ces relations, dont la profanation du cimetière de Carpentras (1990) ou l’affaire dite du « voile de Creil » en 1989, largement médiatisée. Heureusement, les commissaires ménagent une parenthèse dans cette partie plus sombre, avec un extrait comique du film La Haine de Mathieu Kassovitz (1995), tourné à Sarcelles où vivent de nombreux juifs et musulmans.
Ajourdhui, au regard de l’élection présidentielle et du débat sur les replis communautaires, cette exposition clairvoyante prend une dimension politique. Il est regrettable que ni Emmanuel Macron, ni le premier ministre ne soient venus à son inauguration, comme le rappelle Karima Dirèche.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°588 du 29 avril 2022, avec le titre suivant : La France, les juifs et les musulmans