Eugène Boudin, Félix Ziem et Mathurin Méheut : trois peintres, trois approches différentes de la mer, et trois œuvres exposés simultanément à Paris. L’occasion de revenir sur l’histoire d’un genre « phare » en peinture.
« Sur un fond glauque destiné à représenter la mer, s’agite dans l’élément liquide une foule de poissons de formes diverses… Au centre se dessine le contour d’un corps de femme entièrement nu et presque de grandeur naturelle… » Redécouverte en 1839, la voûte peinte, romaine, de la petite chapelle Sainte-Agathe de Langon, en Bretagne, est souvent considérée comme la plus ancienne représentation de la mer. Avec les nombreuses figures sculptées de Poséidon et de Neptune, sous l’antiquité grecque et romaine, elle installe celle de Vénus Anadyomène au premier rang d’une iconographie marine qui a connu, selon les époques, une fortune critique diverse et variée.
Si, dans toutes les cultures et dans toutes les mythologies, l’imaginaire de l’eau occupe une place de choix, on observe toutefois qu’avant le Moyen Âge, ce sont surtout les fleuves et les rivières qui bénéficient, sur le mode de l’allégorie, d’une abondante iconographie. Que le baptême du Christ ait eu lieu « dans le Jourdain et non dans la mer pourtant proche » et que « même encore du temps des conquêtes maritimes, le saut dans l’inconnu, c’est le saut dans la mer », – comme le note justement l’historien Gilbert Croué – en sont peut-être la cause.
Symbole de l’origine de la vie sur terre, la mer est porteuse de fantasmes. Par son infinitude et par son calme, elle subjugue, elle émerveille, elle fait rêver ; par ses colères et par ses déchaînements, elle inquiète, elle angoisse, elle fait peur. Crainte ou fascination, la mer a inspiré toute une production d’images qui est restée longtemps adossée à ces deux seuls états d’âme, entre représentations dramatiques et visions enchantées, avant qu’elle ne soit le motif d’une activité de loisir.
Du Moyen Âge au Siècle d’or
Si l’on trouve, au début du XIVe siècle, dans l’Histoire de la vie & des miracles du roy Saint Louis, une enluminure le représentant s’embarquant à Aigues-Mortes, celle-ci ne donne à voir au premier plan que l’image très schématique des vagues du port évocatrices du lieu où se déroule la scène. Il n’en est pas de même, en revanche, d’une petite peinture de Gentile da Fabriano, datée 1425, un des cinq panneaux de la prédelle d’un polyptyque consacré à la vie de saint Nicolas de Bari. Celle-ci représente saint Nicolas sauvant un bateau du naufrage, la mer y occupant les trois quarts de la hauteur de l’image. L’eau y est suffisamment claire pour en percevoir le fond, quelques poissons et une étoile de mer. Curieusement, la mer ne semble pas vraiment déchaînée, mais la signification mystique de la mer Atlantique parsemée d’îles saintes et de la nef comme symbole de la communauté des fidèles suffit au peintre pour transmettre le message chrétien.
Le thème de la tempête est abordé, quant à lui, par Paris Bordone et Palma le Vieux en 1533-1534 pour le compte de la Scuola Grande di San Marco. Invités à célébrer l’intercession du saint qui a sauvé Venise deux siècles plus tôt d’une irréversible inondation, les deux artistes brossent là l’un des premiers tableaux les plus agités qui soient.
Le Siècle d’or est celui d’une très importante expansion maritime européenne que connaissent surtout les Pays-Bas, la France et l’Espagne. La peinture de mer entre alors dans l’histoire de l’art, et c’est à la Hollande, tout entière tournée vers la mer, qu’en revient la primeur. Originaire d’Haarlem, Hendrick Cornelisz Vroom est considéré comme le fondateur du genre aux Pays-Bas. Victime lui-même d’un naufrage dont il a brossé un tableau, il n’a cessé par la suite de représenter toutes sortes de scènes maritimes, de batailles ou non, comme Sept Jours de combat avec l’Armada, 7 août 1588 (1600-1601). Ses compositions panoramiques et son souci du détail ont influencé toute une génération de suiveurs, dont Goderis, Verbeeck et Claesz Van Wieringen. Libérés des carcans académiques et d’une iconographie biblique ou mythologique, ceux-ci ont multiplié les scènes de tempête et de naufrage.
En Italie, au cours du XVIIe siècle, une école se développe à Gênes, où l’activité portuaire prend de l’importance. Des ateliers, dont ceux de Tassi, de Tavella et d’un Néerlandais du nom de Mulier, se créent. On trouve ainsi sous le pinceau de Francesco Maria Borzone, le père de cette école génoise, de puissantes scènes maritimes, notamment des Naufrage(s) à proximité de la côte.
La reconnaissance d’un genre
En France, vers 1650, Louis XIV, qui s’attache les services de nombreux artistes, décide de nommer un « peintre du Roy pour les mers ». S’il choisit tout d’abord le Flamand Matthys Van Plattenberg, qui prend le nom de Plattemontagne, c’est Borzone qui lui succède, avant Charles Le Brun. Cette qualification de peintre de la Marine installe la reconnaissance du genre pictural quand bien même, au cours du siècle suivant, la peinture d’histoire et de religion s’impose comme le « grand genre édifiant ».
Si le XVIIIe est le « siècle des Lumières », il laisse toutefois le paysage dans l’obscurité pour n’en faire que prétexte à décor. Les temps de sa libération n’ont pas encore sonné et Joseph Vernet, qui passe alors pour l’un des représentants les plus accomplis en matière de peinture marine, en fait les frais. Les impétueux littoraux et les sereines vues de ports qu’il brosse avec brio ne manquent pas en revanche de trouver écho en Angleterre où son art rayonne, à l’instar de celui de Philippe-Jacques de Loutherbourg, venu s’établir à Londres à la fin des années 1770.
Avec l’avènement du romantisme, le paysage gagne enfin ses lettres de noblesse et l’Académie le reconnaît en tant que genre à part entière, lui consacrant à partir de 1816 un prix spécifique. Des rapports de l’homme à la nature, l’histoire de l’art s’augmente alors de tout un monde de propositions dont nombre de mouvements nouveaux se font les vecteurs, et l’iconographie maritime connaît un véritable essor. En France, Géricault, Delacroix et Isabey contribuent à en renflouer les différentes manières. Si l’auteur du Radeau de la Méduse donne volontiers dans le dramatique avec L’Épave, Le Déluge ou La Tempête, on trouve en revanche chez Eugène Isabey, qui s’est installé à Honfleur dès 1824, tout un lot de vues de la région, voire de Bretagne, qui ont influencé Jongkind et Boudin. Quant à Delacroix, auteur de La Barque de Dante, présentée au Salon de 1822, il réalise aussi au tournant de 1850 quelques Falaises d’Étretat et des paysages marins, comme en témoigne une aquarelle prémonitoire d’un Coucher de soleil sur la mer, impressionniste avant l’heure.
Si l’époque romantique est celle où William Turner multiplie les promenades le long des côtes anglaises et françaises, elle voit encore Théodore Gudin, auteur d’un puissant Coup de vent sur la rade d’Alger, être nommé en 1830 premier peintre officiel de la Marine. Elle correspond par ailleurs à la naissance d’une école qui se développe en Extrême-Orient – l’ukiyo-e – et dont la fameuse Vague (1830-1832) de Hokusai est l’une des images phares.
La mer, un prétexte en peinture
Sur un autre tempo, la mer inspire aussi Victor Hugo. Dans ses dessins à l’encre noire, le poète fait preuve d’une étonnante invention formelle où le geste emporte le trait dans des déferlantes inédites. D’un réalisme à couper le souffle, le rouleau de vague impressionnant qu’il brosse sur le thème de Ma destinée (1867) en dit long d’une appréhension de la mer sur un plan quasi métaphysique.
S’il doit à Eugène Boudin, le peintre par excellence des plages normandes et des ciels marins, de l’avoir entraîné à travailler sur le motif, Claude Monet s’impose avec Impression, soleil levant (1872), figurant l’entrée du port du Havre, comme le chef de file du mouvement impressionniste. Il n’y est plus question d’aventure mythologique, de bataille ou de naufrage, mais d’une tentative d’embrasser l’espace dans cette façon de traduire le ressenti du peintre en phase avec les humeurs de la nature. Libéré de toute considération narrative, le genre maritime se donne les moyens d’une réflexion sur la peinture pure qu’illustre le style cloisonné de la Marine avec vache au-dessus du gouffre que peint Gauguin en 1888.
Au début du XXe siècle, tandis qu’Henri Matisse réussit magistralement la synthèse entre ces différentes tendances avec ses deux versions du Luxe (1907-1908), Piet Mondrian exécute une série radicale sur le thème des Dunes (1909), poussant la schématisation du motif jusqu’à n’en plus garder la structure. Issu du fauvisme, Raoul Dufy décline pour sa part à l’envi toute une production de peintures festives aux motifs de bateaux pavoisés – Fête nautique au Havre (1925) – qui font du genre marin, dans cette période d’entre-deux-guerres, le prétexte à des compositions où la couleur envahit le sujet. Métaphore d’un débordement de la peinture qui, comme le disait Manet, « n’est autre chose que la peinture, elle n’exprime qu’elle-même. » Qu’il s’agisse d’un cheval de bataille, d’une femme nue ou d’une quelconque anecdote…, comme nous le rappelle à sa façon Maurice Denis.
S’il est un peintre de la mer, c’est bien Eugène Boudin (1824-1898). Toute sa vie, toute son œuvre lui sont dédiées. Auteur d’innombrables scènes de mer et de plage, véritable « roi des ciels », l’artiste nous a laissé une telle somme d’images que l’on a parfois l’impression d’un art quelque peu systématique. Il n’en est rien en réalité parce qu’au-delà d’un canevas iconographique dont la mer est la trame, la peinture de Boudin est d’une invention plastique permanente.
Laurent Manœuvre, l’un de ses plus fins exégètes, qui est le commissaire général de l’exposition parisienne, au Musée Jacquemart-André, y a réuni une soixantaine de pièces qui en fait la démonstration. La quête de la lumière chez Boudin, son travail sur les effets d’atmosphère et de transparence préfigurent nombre de recherches pour libérer la peinture des contraintes du sujet. « Au fil de ses voyages », de Normandie en Italie, d’Honfleur à Venise, de Rotterdam à la côte d’Azur, l’artiste traque les humeurs de la nature qu’il conjugue à toutes sortes de saynètes, soit de figures, soit de bateaux, pour les inscrire dans une même unité plastique.
Chaque fois, ce qui en fait la force et la singularité, c’est la façon dont Boudin enlève le morceau. Sous son pinceau, la peinture n’y est jamais au service d’une simple illustration ; elle joue en sonorité, en rythme, en écho, en espace. Elle se décline à l’ordre de « beautés météorologiques » (Charles Baudelaire), préfigurant le principe de la série dont Monet, son élève, se fera le chantre. Grandeur et fortune critique d’un artiste visionnaire.
« Eugène Boudin », du 22 mars au 22 juillet. Musée Jacquemart-André. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturnes le lundi et le samedi jusqu’à 20 h 30. Tarifs : 11 et 9,5 euros. www.musee-jacquemart-andre.com
Il n’aurait pas été leur aîné de quelque vingt ans, il aurait à coup sûr participé à l’aventure des impressionnistes. Mais voilà, Félix Ziem (1921-1911), originaire de la Côte-d’Or, est né en pleine période romantique et il est passé à l’histoire comme l’un de leurs précurseurs. Grand admirateur du Lorrain et de Turner, il a surtout fréquenté les peintres de l’École de Barbizon, œuvrant sur un mode singulier que caractérisent un naturalisme ébloui par la lumière et une touche quasi voltigeante. Peintre voyageur, il a jeté l’ancre à Martigues attiré qu’il était par la lumière du Midi.
Alors qu’il a mené un début de carrière plein d’inventions, reproche lui a toujours été fait de s’être ensuite complu dans d’interminables redites. Et pourtant, passionné d’Italie et d’Orient, il en a brossé des images très diverses d’une rare fulgurance picturale, se faisant une spécialité des vues de Venise et de Constantinople. À la poursuite des effets de lumière les plus audacieux, Ziem a multiplié les compositions parfois les plus brouillées. Ses tableaux, volontiers de petit format, fonctionnent comme de délicates sonates que rythme une palette aux tons contrariés.
L’exposition du Petit Palais s’appuie sur le fonds que le peintre lui a légué en 1905, à savoir une centaine de peintures, d’études et de dessins. Elle est l’occasion de revisiter l’art de cet artiste trop souvent considéré comme un simple petit maître alors même que la liberté de sa facture et sa science des couleurs sont à l’origine du grand bouleversement pictural qu’a connu le XIXe siècle.
« Félix Ziem. J’ai rêvé le beau », jusqu’au 4 août. Petit Palais-Musée des beaux-arts de la Ville de Paris. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 20 h. Tarif : 6 euros. www.petitpalais.paris.fr
Nommé peintre de la Marine en 1921, Mathurin Méheut (1883-1958) compte parmi ces artistes peintres de la mer dont l’œuvre reste encore trop méconnue. Pourtant, elle est d’autant plus intéressante qu’elle témoigne d’une grande science de l’observation, qu’elle multiplie les moyens d’expression et qu’elle est mondialiste avant la lettre. Originaire de Lamballe, diplômé des écoles des beaux-arts de Rennes et des Arts décoratifs de Paris, Méheut gagne tout d’abord sa notoriété dans l’illustration en publiant, dès 1913, une Étude de la mer, flore et faune de la Manche et de l’Océan très remarquée.
Après avoir bénéficié d’une bourse au Japon, occasion d’un grand périple passant par les États-Unis, Hawaï, l’Inde et Ceylan, il participe à la guerre sur le front d’Artois et en Argonne pour se retirer ensuite dans le pays bigouden. Son exposition en 1921 au Musée des arts décoratifs l’impose comme « le » peintre de la Bretagne et, tout à la fois, comme décorateur, graveur, illustrateur et céramiste. Son art, fortement marqué par le style des années 1920, fait la part belle à la couleur. Il en appelle aux sujets les plus variés, des gens de la mer à ceux d’une société marine plus huppée, et de paysages intimes à de gros plans sur la faune maritime. Dessins croqués sur le vif, grandes commandes décoratives pour cargos, services de table et sculptures céramiques, illustrations de textes de Genevoix, de Colette ou de Loti, l’œuvre de Mathurin Méheut est à l’écho de cet art de vivre typiquement français.
« Mathurin Méheut », du 27 février au 30 juin. Musée national de la marine. Ouvert lundi, mercredi, jeudi et vendredi de 11 h à 18 h et le samedi et dimanche de 11 h à 19 h. Tarifs : 10 et 8 euros. www.musee-marine.fr
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Les peintres & la mer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Les peintres & la mer