Si le thème de la mer occupe une place privilégiée chez les artistes à qui le ministère de la Défense continue d’attribuer chaque année le titre de « peintre de la Marine », très nombreux sont les autres qui s’y confrontent tant le sujet est universel.
Figure singulière d’un Arte povera avant la lettre, Pino Pascali, mort brutalement à 33 ans, est l’auteur de « fausses sculptures » visant la reconstitution du naturel par le biais de l’artificiel. Il a ainsi décliné différentes versions d’Il Mare (1966-1967), composé d’une vingtaine de bacs carrés et plats, emplis d’eau de couleur bleue et disposés au sol selon une stratégie d’encombrement de sorte à empêcher les visiteurs de circuler dans le lieu où est présentée l’œuvre.
Avec l’apparition du Land Art dans les années 1960, qui conduit les artistes à intervenir in situ en se servant de la nature comme support et comme matériau, la mer fait l’objet de nombreuses créations dont dessins, photographies et films se font les relais. Travaillant sur l’entropie du paysage, Robert Smithson réalise ainsi un photocollage – Cube in Seascape (1966) – qui vise à projeter une forme minimaliste dans un cadre naturel immémorial. Trois ans plus tard, il fait une série de diapositives de végétaux et de minéraux en bordure de mer, enfouis dans le sable ou dans l’eau, pour acter le temps à l’œuvre.
Cette même année 1969, à Tobago, aux Antilles, Peter Hutchinson édifie un barrage de sacs de sable dans une gorge sous-marine sous 3 m d’eau et enfile cinq calebasses sur une corde qu’il fixe sur un récif de corail par 9 m de fond. Les artistes du Land Art ont le sens du temps qui passe, et la conscience de ce passage les entraîne à vouloir imager une permanence qui leur échappe. En 1969 encore, Barry Flanagan réalise un court-métrage de quelques minutes – A Hole in the Sea – où il filme en surplomb la mer en train de monter autour d’un cylindre en plastique posé verticalement sur le sable. Quand celle-ci en submerge les bords, elle donne l’impression de s’y engouffrer, comme une symbolisation de l’engloutissement du temps. Cette année-là enfin, Christo réalise en Australie son premier empaquetage à l’échelle de la nature – Little Bay – en recouvrant de tissu antiérosion 2 km de côtes rocheuses sur une profondeur de 50 à 250 m. L’image immaculée du paysage marin n’est pas sans renvoyer à certaines œuvres de Caspar David Friedrich, comme en 1983, à Miami, ses Surrounded Islands, toutes entourées de tissu rose, sont un hommage avoué aux Nymphéas de Monet.
Photo et vidéo
À partir des années 1970, Richard Long développe tout un travail de photographies, réalisées au cours de marches à travers le monde, consistant à créer des figures géométriques éphémères à l’aide des matériaux trouvés sur place. Ainsi de A Circle in Alaska (1977), dessiné sur une plage désertée à l’aide de morceaux de bois flottés et qui joue en contrepoint avec la vision étale de la mer et la ligne de l’horizon reportée très haut dans l’image photographique. À l’exercice d’une infinitude, la série des Seascapes (années 1990) de Hiroshi Sugimoto offre quant à elle à voir des panoramas d’une totale radicalité, le champ de ses photographies n’étant occupé que par les deux masses frontales du ciel et de la mer dans une imposante et sublime déclinaison de valeurs. Quelque chose de fascinant y est à l’œuvre qui capte le regard et l’entraîne à s’y perdre dans un abîme proprement mental.
À l’opposé, face aux puissants ressacs de la projection vidéo d’Ange Leccia – La Mer (1991) – dont les assauts fougueux se dressent en façade par le subterfuge d’un filmage à la verticale, c’est à un jeu d’inédite élévation que le regard est invité. La série des Trombes de Courbet des années 1860 revient alors en mémoire.
La mer est encore un sujet cher à Agnès Varda. Si la cinéaste en a tiré le fil rouge de ses « Plages » autobiographiques, la vidéaste en a fait le prétexte d’une puissante installation sur le thème des Veuves de Noirmoutier (2004), et la photographe celui d’un tirage monumental sur lequel est accroché en abyme son double en petit format. C’est dire si la mer reste un sujet prospectif, d’autant qu’elle interpelle aussi certains jeunes peintres. En témoigne Claire Tabouret qui, suite à une résidence à Marseille en 2012, a brossé différents tableaux au motif de passagers entassés dans des barques. Des images fortes, à dominante grise, qui balancent entre voyage incertain et référence majeure. La mer… toujours recommencée.
Il est au Musée d’art et d’histoire de Genève un tableau de Ferdinand Hodler (1853-1918) figurant Le Lac Léman vu de Chexbres, peint vers 1905, qui est comme un condensé de son art du paysage. Tout s’y étire et s’y étage en lignes de force horizontales structurant la composition dans un jeu de miroir qui fait de cette œuvre un monde en soi. Tout ou presque y est donné à voir dans le glissement subtil de tons pastel dont la douceur veloutée caresse le regard. Tout à la fois figurative, symbolique et abstraite, cette peinture est emblématique de la démarche de l’artiste dans le rapport d’intimité et d’infinitude qui le lie à la nature. Ou plus justement qu’il entretient avec ce type de topos que sont les lacs de montagne, à quelque altitude qu’ils se trouvent.
Phénomènes naturels qui semblent avoir été inventés par le Créateur pour refléter la beauté du monde et faire s’abîmer l’espace dans son double, les lacs de montagne ne sont autres que des microcosmes de l’univers. C’est ce que disent, à tout le moins, ceux dont Hodler a fixé sur sa toile les images miroirs. Des images inédites, improbables et pourtant bel et bien réelles.
Saisies sur le vif, les vues de lacs de Hodler – telles que Le Lac de Silvaplana en automne (1907) ou toutes les versions qu’il a faites du lac de Thoune – le sont toujours dans la profondeur géologique de leur site et dans la transparence nue de leur lumière de sorte à fusionner le motif et la peinture dans l’unité d’un même corps. Jusqu’à ne plus savoir lequel est le prétexte de l’autre.
« Ferdinand Hodler », jusqu’au 26 mai. Fondation Beyeler à Bâle. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 20 h. Tarifs : 20 et 10 euros. www.fondationbeyeler.ch
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La mer - Versant contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : La mer - Versant contemporain