Art moderne

Les paysages intérieurs de Christian Bérard

Par Elisabeth Védrenne · L'ŒIL

Le 1 avril 1999 - 1530 mots

Sur ses gouaches légères réalisées dans les années 30, Christian Bérard fixait l’image entrevue et fugace d’une chambre, d’un couloir ou d’un salon. Des rêveries nées de visions intimes et peuplées de revenants, ressemblant comme deux gouttes d’eau à leur auteur. Formidable redécouverte grâce à la galerie L’Arc-en-Seine.

On l’appelait Bébé. Il était le bouffon des nuits parisiennes de l’entre-deux guerres. Il faisait partie du clan mondain qui donnait le ton. C’était la grande époque des fêtes costumées, des masques en tout genre, des ivresses et de toutes les ambiguïtés. On l’appelait Bébé parce qu’il était joufflu comme le bébé Cadum qui couvrait les murs, qu’il avait de grands yeux clairs un peu perdus, qu’il se comportait en enfant irresponsable et capricieux, à l’étonnement et à la fantaisie toujours intacts. Il était gros, mal attifé, dépenaillé, couvert de taches et de traces de peinture. Il allait dans le beau monde de sa démarche trottinante en bleu de travail rapiécé, la barbe couverte de cendres de cigarette ou piquée de fleurs, selon l’humeur. Sans pose. Avec la nonchalance d’un dandy. Bébé n’obéissait qu’à son naturel extravagant. Il aimait faire le clown, s’accoutrer, surprendre, et il était tellement irrésistible que tous ceux qui l’approchaient tombaient sous son charme. Il était le décorateur attitré de ce monde apparemment enchanté, passant avec une versatilité déconcertante des Ballets russes aux défilés de son amie Coco Chanel, de la boutique de Jean-Michel Frank aux maisons et aux décors de fêtes des Noailles, des Polignac ou de Charles de Besteigui. Il faisait les scénographies et les costumes des pièces de théâtre et des films de Jean Cocteau. Il dessinait pour Vogue et Harper’s Bazaar. Il inspirait Christian Dior et Elsa Schiaparelli. Il fréquentait toutes les figures mythiques de cette mondanité parisienne aux atmosphères néo-baroques, surréalistes, néo-romantiques. Il traversait tous ces « néo » avec sprezzatura, cette savante indifférence qui caractérisait l’homme de cour de la Renaissance italienne, sans le cynisme. Homme-orchestre, il côtoyait Maurice Sachs, Misia Sert, Jean Hugo, Emilio Terry, Cecil Beaton, Étienne de Beaumont mais aussi Poulenc et Auric, Dalí ou Buñuel, Jouvet ou Derain. Bébé vivait avec Boris Kochno, son contraire, ancien secrétaire de Diaguilev devenu un chorégraphe à l’élégance précise et policée. Tous passaient leur vie de Grands Hôtels en petites pensions, de fêtes en fêtes, de maisons d’amis en châteaux, parfois même dans des cabanons comme dans celui des Goudes près de Marseille, investissant les lieux les plus étranges et encore déserts. Ils vivaient surtout la nuit, de façon complètement bohème et anticonformiste.
Bébé s’appelle aussi Christian Bérard. Derrière sa face facétieuse et solaire, il cache un visage nocturne et grave. Fils d’un architecte bourgeois et conformiste, il a étudié la peinture à l’Académie Ranson sous la direction de Maurice Denis et Vuillard. Il se lie très vite à un groupe de peintres de même sensibilité, se situant à l’opposé des « modernes » alors au faîte de l’actualité et de l’avant-garde. Leur bête noire est Picasso, même s’ils ne se gênent pas pour s’inspirer de sa période bleue ou rose. En réaction contre le cubisme, les frères Léonide et Eugène Berman, Pavel Tchelitchev, Bérard et Francis Rose se baptisent les « néo-humanistes » et privilégient la figure humaine. Ils font des paysages crépusculaires jonchés de coquillages, des portraits tristes et énigmatiques, des épaves et des débris empreints d’une mélancolie flirtant avec un surréalisme de pacotille et virant parfois au misérabilisme, attirés par le charme de la décrépitude.

Fantômes hallucinés et troublants
Christian Bérard est le seul de cette bande a avoir fait une véritable œuvre qui, aujourd’hui encore, fascine. Tout au long de sa vie, il ne fit dans le fond que la même série de portraits, sorte de fantômes hallucinés et troublants. Son ami Jean Hugo, qui l’a très souvent accueilli dans sa maison du Midi au mas des Fourques, décrit admirablement ses tableaux : « Il peignait des dormeurs, parfois les yeux ouverts, effrayés d’être éveillés d’un songe, des têtes souvent plus grandes que nature, livides, sortant d’une ombre opaque et verdâtre comme une eau stagnante. » Toujours dans Le regard de la Mémoire, il écrit encore : « À Tamaris, Bérard contemplait longuement les irisations des murs blancs de sa chambre. Il les transposait, dans des tableaux, sur le sable où veillait un personnage angoissé qu’il peignait d’après son visage vu dans le miroir. » C’est justement près de Toulon, au Grand Hôtel de Tamaris, face à la plage des Sablettes qui servit tant de fois de fond à ses tableaux que Bérard, dans les années 1932-1933, remplit un album de gouaches intitulé Décors imaginaires qu’il donne à Boris Kochno. À cette époque il décore beaucoup d’intérieurs avec des peintures sur les murs, dans les niches, sur les frontons des portes, comme chez la comtesse Jean de Polignac ou chez Helena Rubinstein. Il peint aussi sur de nombreux paravents pour ses amis Jean-Michel Frank, Georges Geffroy ou Victor Grandpierre.
Ces Décors imaginaires sont, avec ses portraits, ce que Bérard a fait de plus beau et de plus personnel. Ne répondant à aucune commande, comme c’était habituellement le cas, ils sont, lorsqu’on les regarde d’un peu près, si étranges qu’ils n’ont plus rien à voir avec le monde de la décoration.
Les vues d’intérieurs ont toujours été très appréciées de nombreux collectionneurs. Ainsi Mario Praz se damnait pour les aquarelles Biedermeier ou du XIXe siècle en général, caractérisées par la prolifération obsessive d’objets, où chaque détail était minutieusement miniaturisé jusqu’à donner le vertige. Et on s’arrache aujourd’hui les intérieurs léchés du peintre Alexander Serebriakov dont Besteigui ornait les murs de son château de Groussay.

Des évocations de décors
Rien de pareil dans les vues d’intérieurs de Bérard. Pas d’accumulation, aucun réalisme maniaque, rien qu’une peinture allusive. Pas de titres non plus, chaque gouache faisant partie d’une même rêverie née de visions intimes. Pas de voyeurisme. Des intérieurs éphémères. Des bribes de souvenirs recomposés rapidement, presque avec gaucherie, d’un geste léger et visible qui privilégie la fluidité et le « non finito » pour attraper les images avant qu’elles ne disparaissent. Fixer une impression, l’image entrevue et fugace d’une chambre, d’un couloir ou d’un salon. Quelques traits, de larges bandeaux de couleurs vierges, une arabesque, une frise, une grecque, quelques touches comme des fruits confits pour ressusciter le pointillisme des sols à la vénitienne, quelques veinures pour le marbre en trompe-l’œil des murs... Voilà un monde du silence ponctué de plinthes, de corniches, d’ogives, de frontons, de tapis, de portes et de fenêtres, rarement ouvertes. Quelques meubles parfois, chaise, sofa, quelques têtes d’anges ou statuettes, mais leur présence n’est que celle d’un faire-valoir. Un monde qui, malgré ses formes floues aux contours frémissants, ne respire pas, s’étiole tel un parfum évaporé. Pas un mouvement. Temps suspendu. La plupart sont des vues frontales et lorsqu’il y a un angle, les perspectives restent plates. Aucune source de lumière n’éclaire tel ou tel objet. La lumière apporterait la vie or la vie s’est retirée. Même dans le tableau (car, enfin, ces intérieurs sont des tableaux !) qui paraît très inspiré de Vermeer avec sa grande fenêtre cloisonnée à gauche. Inquiétante étrangeté du manque d’un récit, d’une déréalisation plutôt que d’un effet surréel. Un décor un peu proustien avec son réseau de correspondances, un peu aussi à la Henry James avec ces apparitions d’absences. Bérard peint ces gouaches comme des portraits. Il fait là des portraits de portraits. Car ces intérieurs sont hantés par des portraits qui trouent les murs, des portraits à la Caravage, à la Rembrandt, des portraits de paysages à la Tiepolo, toutes sortes de réminiscences de la peinture italienne. Des portraits-miroir lorsqu’il repeint ses propres tableaux, lorsqu’une porte s’entrouvre sur un revenant : son autoportrait sur la plage de Tamaris. Des portraits de la mélancolie, dans leur pose emblématique, aux figures accoudées, le visage dans la main. Le décor n’est alors que le cadre, l’encadrement, l’écrin pour ces tableaux. Nous assistons ainsi à un emboîtement de cadres dans des cadres. À une mise en abîme de tableaux dans des tableaux. Et pour que la vision de ces pièces hantées soit encore plus mystérieuse, Bérard joue de la matité, comme sont mates toutes les fresques. Ces intérieurs à l’aura pétrifiante, aux couleurs souvent délavées, l’apparition de ces figures aux traits pâles, hagards, presque épouvantés et fatals, ne manquent pas aussi de faire songer aux fresques englouties de Pompéi. Mêmes verts Véronèse, mêmes rouges carmin avec des noirs éteints, des noirs omniprésents, même juxtaposition du pourpre et du violet. Et l’infinité de camaïeux de mauves, de lilas, de parmes – autres couleurs de la mélancolie – et les jaunes et les gris évanescents, les infinités de tons glauques, les rouges passés devenus presque roses... toutes couleurs qui parlent d’au-delà. Ces images d’images sur fond de trompe-l’œil, ne sont-elles pas elles-mêmes des trompe-l’œil ? Ces portes closes, ces statuettes statiques, ces tableaux qui vous regardent avec le regard de Méduse, ces couleurs déjà vécues, cette insidieuse fantasmagorie muette, ne provoquent-ils pas l’angoisse ? Bérard ne disait-il pas, parlant de sa peinture : « Ce que je cherche, c’est le malaise » ?

PARIS, galerie L’Arc-en-Seine au Pavillon des Antiquaires, espace Eiffel-Branly, 9-18 avril.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°505 du 1 avril 1999, avec le titre suivant : Les paysages intérieurs de Christian Bérard

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