Histoire de l'art

Bérard, l’improbable monsieur « Bébé »

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 23 février 2022 - 1941 mots

Mondain quoique solitaire, décorateur quoique peintre, adulé quoique oublié, Christian Bérard (1902-1949) aura mené une vie excessive, pleine d’intuitions et de contradictions, de folies et de fulgurances. Retour sur une odyssée de feu. Côté cour et côté jardin.

Toutes les photographies conservées attestent la pertinence de son fameux sobriquet – « Bébé ». L’homme apparaît sempiternellement moins obèse que joufflu et pansu, que gonflé à l’hélium comme le Bébé Cadum de l’enfance ou comme celui des madones renaissantes, potelé à l’excès, petit d’homme trop en chair. Du reste, tandis qu’il pose, à l’âge de 24 ans, agenouillé devant l’objectif de Man Ray, Christian Bérard semble être l’improbable enfant d’une Sainte Famille – Charles et Marie-Laure de Noailles, comme frappés par une apparition – que le baptiste Jean Cocteau adoube de sa main. Théâtralité et excentricité, déjà. Et, même affublée d’une barbe, comme sur les célèbres clichés des années 1930 et 1940, la physionomie de Bérard relève moins du cosaque intrépide que du bambin espiègle, tient moins d’Ilia Repine que des peintres du Quattrocento italien. Mais qui fut ce Bébé que rien ne consolait, pas même la gloire, qui fut cette idole du Tout-Paris chérie de tous avant d’être oubliée par une marche du monde peu respectueuse envers le passé ?

« Une belle carrière »

Seuil du siècle nouveau. 27 octobre 1900. André Bérard, architecte, épouse Marthe de Borniol, petite-fille du comte Henri de Borniol, fondateur de l’entreprise éponyme de pompes funèbres. Édifier. Mourir. Suturés aux professions parentales, les deux verbes hanteront le jeune Christian, qui naît à Paris le 20 août 1902. Enfant unique, il fréquente le lycée Janson-de-Sailly, mais n’a déjà qu’une obsession, dont ses travaux polysémiques n’auront de cesse de le détourner : peindre. Peindre et laisser libre cours à une imagination débridée, fixée dans de petits cahiers de dessin, conçus à l’âge de 7 ans, où perce moins un talent plastique qu’une intuition scénique, qu’un désir d’unir et de réunir des personnages dans un même espace, ce qu’assouviront diversement ses conceptions théâtrales. La vie est une scène, le vivant un théâtre : Bérard peint et, confie-t-il à sa mère, travaille sans relâche afin de « faire une belle carrière ».

Émancipée de l’orthodoxie pédagogique, l’Académie Ranson d’Édouard Vuillard et de Maurice Denis attise le talent du jeune Christian dès 1920. Fréquentant les exilés russes – Pavel Tchelitchew, Eugène et Léonide Berman – ainsi que Pierre Charbonnier, Bérard ne vibre que palette à la main, obsédé par la leçon italienne de Piero et des Ferrarais, qu’il part découvrir en 1922 avec l’ami Léonide, multipliant les haltes à Venise, Florence, Arezzo et Rome, faisant un Grand Tour sans sésame, mû par la seule ferveur optique. Sa peinture jamais ne démentira ses amours premières, et il n’est qu’à voir ses portraits, leur sens de l’épure et de la lumière intérieure, cette pittura di luce hantée par le silence métaphysique, pour saisir l’indélébile leçon du Quattrocento toscan.

« Un climat Bérard »

Le Bébé est un ogre. Bérard peint, écoute et lit, dévore le monde. Cecil Beaton : « Il connaissait toute la littérature, toute la peinture. J’ai plus appris de lui que de toute autre personne. » Mais le Bébé, déjà tourmenté, doit grandir, puis partir. Pour le service militaire qu’il effectue en Allemagne occupée, à Mayence puis à Coblence, de novembre 1922 à mai 1924. Là, en cette armée du Rhin où la virilité militaire ne tolère guère les sensibilités princières, Bérard souffre et, en 1923, apprend le décès de sa mère, emportée par des maux saturniens et la tuberculose. Rendu à la vie civile, Bérard retrouve le chevalet, mais le venin de la bile noire imprime déjà ses pensées, et ses peintures, traversées par une une angoisse profonde (Portrait de René Crevel, 1925). Regroupés sous la bannière « néo-humaniste », les condisciples de l’Académie Ranson exposent en 1926 à la Galerie Druet, avec le critique Waldemar-George pour thuriféraire, lequel vante « un nouvel état de l’intelligence, une nouvelle attitude affective, une nouvelle posture psychologique de l’artiste ». Par ses toiles figurant l’ineffable mystère de l’être, par ses visions inquiètes, par cette « cour somptueuse d’hallucinés hallucinants » (Marcel Jouhandeau), Bérard tient tête aux explorations surréalistes et au cubisme analytique, lui qui confie n’avoir jamais pu « s’intéresser au sort d’une guitare coupée en quatre ». D’un classicisme équivoque, sa peinture et ses fusains fouillent la singularité hiéroglyphique de ses modèles – Jean Cocteau, Alain Cuny ou Suzy Solidor. Une société, volontiers hagarde quand elle ne joue plus, défile sous ses yeux. Mais Bébé peint moins, déjà happé par « les doux poisons de la frivolité », car, « comme en Marcel Proust, il y avait en Christian Bérard le paradoxe d’un artiste sérieux qui adorait la mode et le monde » (Cecil Beaton). Certes, l’exposition à la Galerie Pierre, en 1927, fait de Gertrude Stein sa collectionneuse. Certes, le « climat Bérard » (Jean Cassou) fascine, avec ses tons singuliers et ses atmosphères épiphaniques. Certes, son double autoportrait intitulé Sur la plage (1933) est un chef-d’œuvre d’inquiétante étrangeté, et sans doute « l’une des peintures les plus importantes produites jusqu’ici par la génération d’après Picasso » (James Thrall Soby), de sorte que le MoMA ne daigne plus s’en dessaisir. Certes Bébé peint, et peint bien. Mais les occupations, qui sont souvent des préoccupations, l’ont détourné de cette voie inaugurale.

« Premier rescapé du modernisme »

En 1926, Bérard rencontre Serge de Diaghilev, dans la prestigieuse demeure familiale, Villa Spontini, à Paris. Décontenancé, presque maladroit, Bébé n’a d’yeux que pour Boris Kochno, le secrétaire et ancien amant du fondateur des Ballets russes, qu’il retrouve trois ans plus tard, lors d’une grande réception donnée par Coco Chanel, et dont il partagera la vie jusqu’à sa mort, survenue vingt ans plus tard, en 1949. En 1930, Bérard « magnifique, comme toujours, écrase tout autour de lui » à la Galerie Vignon et, en 1932, est associé aux noms de Giacometti, Dalí et Miró sur les cimaises de la Galerie Jacques Bonjean, signant des toiles inquiètes et désabusées, comme certain de « sa ruine prochaine ».

Kochno, devenu librettiste, infléchit la carrière de son Bébé vers la scène, lequel imagine en 1930 les grands tableaux de La Nuit, chorégraphiée par Serge Lifar, puis de La Voix humaine, sollicité par un Jean Cocteau qui ne croit qu’en lui, trop heureux de s’administrer les talents de ce « premier peintre qui change l’ordre des choses » et de ce « premier rescapé du modernisme ». La même année, alors qu’il n’a pas 30 ans, Bérard participe avec la vicomtesse de Noailles et le décorateur Jean-Michel Frank au prestigieux « Bal blanc » donné par la comtesse Pecci-Blunt, nièce du pape. Le monde ressemble désormais à un jeu de cartes où il n’est que de savoir bien jouer. Les cartes à jouer sont aussi des cartes de visite, et à ce jeu-là, par sa culture, sa fantaisie et son talent, Bébé est un virtuose. Avec Kochno, les déménagements sont nombreux, du Marquise’s Hotel de la place Pigalle au First Hôtel du boulevard Garibaldi, de la rue Auguste-Vitu à la rue Casimir-Delavigne, près de l’Odéon. Mais rien ne sied mieux à Bébé que la chambre, que la pièce utérine dans laquelle il laisse affleurer ses excès de mélancolie et son goût pour l’alitement, une paresse feinte et une santé mauvaise qu’apaisent seules les vapeurs de l’opium.

« Des troubles nerveux »

Le monde entier s’arrache le gros Bébé, dont la distinction aristocratique tranche de plus en plus avec la barbe sale et l’odeur mauvaise, avec un laisser-aller que sauvent irrésistiblement les projets splendides et comme visionnaires – décors et costumes pour la Mozartiana (1933) sur une musique de Tchaïkovski, pour La Machine infernale (1934) de Cocteau, mise en scène par Louis Jouvet, pour Georges Dandin (1937), de Molière, avec Madeleine Renaud, d’Amphitryon (1947), du même, sous la direction de Jean-Louis Barrault.

La liste des sollicitations et des collaborations est trop longue – Jean Giraudoux, Orson Welles, Paul Claudel, Julien Green, Colette. Bottin mondain qui ne dit pas la tristesse de Bérard, clochard reclus recevant depuis son lit, dans la crasse et flanqué de son chien, multipliant les cures de désintoxication dans la clinique de Saint-Mandé, où l’on note « des troubles nerveux caractérisés par des vertiges, insomnies et troubles de la parole ».

La guerre voit Kochno et Bébé se partager entre Lunel et Marseille, respectivement chez Jean Hugo et chez la comtesse Pastré. Et la mort désormais infuse partout la vie. Si Vogue et Harper’s Bazaar continuent d’accueillir les excentricités d’un Pierrot lunaire, fleurissent des billets confidentiels comme autant de testaments et de codicilles – « Il ne faut accuser personne de ma mort due à ma folie ». Habillé de haillons, qu’il confie aux blanchisseuses de ses amis, Bérard est sollicité par Christian Dior, Coco Chanel, Hubert de Givenchy et Nina Ricci, comme s’il eût été savoureux de vaporiser du parfum sur son corps dépravé et son âme noire. Paradoxe sur le comédien.

« La majesté poussiéreuse d’un pèlerin »

Tout s’accélère. En 1946, pour le film La Belle et la Bête (1946), Bérard conçoit un costume inoubliable pour Jean Marais, défroque pareille à un autoportrait déguisé. L’année suivante, il peut enfin contribuer à monter à L’Athénée Les Bonnes de Jean Genet, dont il est l’un des découvreurs, preuve que les frivolités et les roueries ne l’interdisent pas de repérer les perdants magnifiques.

« Dans le désordre de sa robe de chambre fripée, criblée de trous de cigarette, on devinait la boursouflure de son ventre nu et son nombril de bouddha », tandis que son « étrange houppelande lui donnait la majesté poussiéreuse d’un pèlerin » (Pierre Barillet) : les souillures de Bébé disent le mal à l’œuvre. Incontinence de l’apparence symétrique au raffinement de l’âme. Tout le dit, tout le prouve : Bébé se meurt. Le 12 février 1949, un an après un dernier testament, alors qu’il présente ses récentes trouvailles pour Les Fourberies de Scapin, Bérard s’effondre dans l’allée centrale du Théâtre Marigny, frappé par une embolie cérébrale. Deus ex machina. Presque prévisible. Presque souhaité. Sa biographie se termine volontiers par la mort de Jacinthe, son petit chien, en 1951, puis celle de Kochno, en 1990. Comme si tous, à l’exception de sa peinture, aujourd’hui en majesté à Évian-les-Bains, avaient dû survivre à ce Bébé majuscule.

 

1902
Naissance de Christian Bérard à Paris
1920
Étudie à l’Académie Ranson
Dès 1930
Travaille pour le théâtre avec Jean Cocteau et Louis Jouvet
1946
Collabore à la création des décors et des costumes du film « La Belle et la Bête » de Cocteau
1949
Décède lors des répétitions des « Fourberies de Scapin »

L’exposition Christian Bérard, à Évian 

Les mondains n’ont jamais eu de chance : leur frivolité apparente et leur polysémie à cloche-pied laissent à supposer que leur talent ne serait pas enraciné, ni digne d’être regardé. Christian Bérard est de ceux-là. Si ses investigations scéniques, voire scénographiques, coïncidaient avec une image présumée, et furent ainsi explorées, sa peinture, peuplée de subtilités et d’une étrangeté métaphysique, doit être aujourd’hui reconsidérée. À cet égard, l’exposition du Palais Lumière est en tous points remarquable puisqu’elle donne à voir, outre les projets de Bérard pour le théâtre, le ballet, la mode ou l’illustration, la puissance séminale de la peinture – épure linéaire, poésie coloriste, obsession figurale, entre Derain et Balthus, Morandi et Gruber, ainsi que l’analyse doctement Jean Clair dans un essai du catalogue. Sous le grimage et l’apparence, l’humanité est tragique, irréductiblement tragique : grâce à sa peinture, les explorations décoratives de Bébé se chargent d’un autre sens, plus profond et plus intense. Plus grave.

Colin Lemoine

 

« Christian Bérard au théâtre de la vie »,

jusqu’au 22 mai 2022. Palais Lumière, quai Charles-Albert-Besson, Évian-les-Bains (74). Tous les jours de 10 h à 18 h, le lundi et le mardi à partir de 14 h. Tarifs : 8 et 6 €. Commissaires : Jean-Pierre Pastori, William Saadé. ville-evian.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°752 du 1 mars 2022, avec le titre suivant : Bérard, l’improbable monsieur « Bébé »

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