TOURCOING
L’Institut du monde arabe retrace l’évolution des figures héroïques dans les pays musulmans, sur fond de bouleversements politiques.
Tourcoing. Mosquées orange et vertes, calligraphies entourées de roses de Damas, ou encore arche de Noé rudimentaire : tels sont les motifs qui ornaient les chromolithographies vendues sur les marchés du Caire ou de Damas. La commissaire de l’exposition « Images de héros », Françoise Cohen, les a découvertes par hasard : « En préparant une précédente exposition, j’ai découvert au Musée du quai Branly une collection jamais exposée de chromolithographies et d’imprimés du début du XXe siècle. Puis, au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, j’ai vu une collection de peintures sous verre du monde islamique de la même période. Ce sont des pièces artisanales qui témoignent d’une certaine culture populaire. »
Ces œuvres souvent de style naïf arborent des couleurs criardes et reprennent des motifs codifiés : calligraphies de versets coraniques, fleurs et végétaux (roses de Damas, tulipes ottomanes), personnalités célèbres de la religion musulmane (Noé, Ali) et héros antérieurs à l’islam. Car, contrairement à une idée répandue en Occident, la figuration était autorisée dans les cultures d’Islam, y compris dans les pays sunnites. Françoise Cohen signale que nombre de pièces exposées viennent d’Iran et sont donc imprégnées de l’iconographie chiite : « Dans le chiisme, il y a un autre rapport à l’image et à la représentation. Les figures de martyrs sont courantes. Et ce sont des œuvres que l’on ne voit pas souvent en France. » Toute une iconographie du héros et de ses soutiens (jument de Mahomet) se met en place au début du XXe siècle à travers ces œuvres diffusées à grande échelle d’Alger à Téhéran et qui ornent les murs des foyers des habitants grâce à leur prix modeste.
À partir des années 1950, c’est la figure du héros politique qui s’impose. Des Algériens luttant contre la colonisation des Palestiniens (Djamila Bouhired), les héros deviennent martyrs d’une cause, quand bien même ils seraient aussi innocents que le petit bonhomme aux pieds nus nommé Handala dessiné par Naji Al-Ali : il est encore peint sur certains murs des territoires palestiniens aujourd’hui. Tout aussi politique, la militante du FLN, Djamila Bouhired (torturée par l’armée française en 1957) occupe une place centrale, à travers les affiches du film Djamila l’Algérienne que lui consacra Youssef Chahine en 1958, et une vidéo de Marwa Arsanios, Have You Ever Killed a Bear, or Becoming Jamila (2012-2013). Cette dernière rejoue à l’écran un témoignage de la militante tout en intercalant des extraits du film censuré La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966) où elle apparaissait dans son propre rôle : « On comprend comment se constitue une figure d’héroïne politique dans l’imaginaire algérien jusqu’à aujourd’hui », précise Françoise Cohen.
Les années 1960 voient l’émergence de magazines populaires arabes où le passé glorieux est réinterprété sous forme de bandes dessinées, sur fond de propagande panarabe. Cela s’accompagne de films historiques avec des stars comme Dalida. Plus que les héros, ce sont les icônes du monde de la musique qui sont exaltées (Oum Kalthoum et Farid El Atrache). Mais, à la période contemporaine, les héros se font plus rares, comme le montrent plusieurs bandes dessinées arabes. Françoise Cohen souligne que « les dessinateurs représentent plutôt des antihéros, ou des super-héros atypiques, plus féministes, par exemple ». L’influence de la pop culture américaine se fait sentir même si certains « héros » se rattachent à une tradition arabe de la caricature (Mohamed Shennawy).
Au-delà de ces figures de fiction, la réalité a fourni ces dernières années de nouvelles figures, notamment pendant les Printemps arabes. « Nous avons monté un diaporama avec des graffitis dessinés sur les murs de la ville d’Idlib en Syrie [ville qui s’est soulevée contre le régime] et un autre avec des photographies de Jameel Subay prises au Yémen et en Égypte en 2011 pendant les manifestations », explique Françoise Cohen. Les cultures d’Islam ne manquent donc pas de figures héroïques, mais plutôt de récits politiques cohérents qui leur donneraient une place dans l’histoire.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°578 du 26 novembre 2021, avec le titre suivant : Les héros populaires des cultures d’Islam