METZ
L’artiste suisse décédée en 2015 bénéficie d’une première rétrospective en France. Le Centre Pompidou-Metz fait découvrir ses figures cousues et autres « visages-masques ».
Metz (Moselle). Emprunté à Daniel Spoerri, le sous-titre de l’exposition du Centre Pompidou-Metz, « Le Musée sentimental », est énigmatique. Les œuvres sont exceptionnelles. Pas besoin de se déplacer en Suisse pour admirer les peintures et surtout les sculptures de l’une des artistes majeures de ce pays, Eva Aeppli (1925-2015), peu montrée en France et difficilement classable. Pourtant, Aeppli ne vivait pas à l’écart des activités créatrices de son temps. Installée à Paris, impasse Ronsin dans le 15e arrondissement, en 1954 elle y rencontre les futurs Nouveaux Réalistes, Jean Tinguely qu’elle épouse, Spoerri, Jean Pierre Raynaud, Niki de Saint Phalle ou encore le critique d’art Pierre Restany. Comment comprendre dès lors cette Danse macabre formée par des personnages anonymes au visage-masque inexpressif, vêtus de noir, qui semblent surgir d’un ailleurs cauchemardesque ? Une explication d’ordre biographique est souvent avancée. Enfant, Aeppli suivait avec angoisse la progression des nazis à travers l’Europe. Cette expérience, aggravée par la découverte des images d’un camp de concentration, la marque profondément. Plus tard, en 1948, elle est internée dans une clinique psychiatrique, diagnostiquée comme souffrant d’un trauma provoqué par la guerre. L’ancienne conservatrice du Louvre Marie-Laure Bernadac évoque, elle, les mannequins et les pantins, ces deux façons de représenter l’être humain qui élargissent le concept trop étroit de la poupée. Une tradition « qui traverse l’œuvre de nombreux artistes du XXe siècle et plus particulièrement l’œuvre des artistes femmes » (in catalogue de l’exposition). De fait, non seulement Aeppli entretient un rapport ambigu avec les poupées, mais, vivant à Bâle, elle n’est pas sans connaître le célèbre carnaval, avec son cortège inquiétant de personnages masqués qui traversent la ville plongée dans l’obscurité.
Les premiers travaux de l’artiste sont des dessins expressifs avec, comme acteurs principaux, des squelettes et d’autres signes mortifères. En même temps, elle réalise des poupées, personnages rembourrés de kapok et habillés de robes noires en soie, qui sont le point de départ de ses sculptures en textile. À Metz, le parcours propose plusieurs œuvres majeures, des regroupements de figures attablées ou assises en rangs (Groupe de 13, 1969, [voir ill.]). Mais le grand mérite de la très belle scénographie – signée Jean Kalman – est la mise en regard, dans une magnifique salle, de la production plastique d’Aeppli avec celle d’autres artistes : Louise Bourgeois, Annette Messager ou Tinguely. Une confrontation particulièrement spectaculaire met en vis-à-vis l’immense version ironique de la Cène par Andy Warhol (The Last Supper (Camel/57), 1986) et La Table (1965-1967) d’Aeppli. On peut être moins sensible aux travaux « cosmiques » de l’artiste, qui rappellent son éducation à l’école Steiner et l’influence de la poétesse Emma Kunz. Mais comment ne pas être impressionné quand on se trouve en compagnie de ces figures qui s’expriment sans pathos, sans émettre un son et profèrent un hurlement muet qui se dirige vers l’intérieur ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°593 du 8 juillet 2022, avec le titre suivant : Les bouleversants morts-vivants d’Eva Aeppli