C’est une aubaine. Une vraie. Deux expositions simultanées, et parfaitement remarquables, permettent de mesurer la contribution substantielle d’André Derain (1880-1954) à l’histoire de l’art. Sise au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, la première explore les liens qui unirent le peintre à Balthus et à Giacometti, tandis que la seconde, hébergée par le Centre Pompidou, se concentre sur les années 1904-1914 qui, comme nulles autres, permirent à Derain de devenir une figure cardinale des avant-gardes parisiennes, donc européennes.
« Une eau terriblement indigo »
Alors qu’il vient de s’acquitter en 1904 de son service militaire obligatoire et qu’il goûte à nouveau les plaisirs de la peinture, Derain semble ignorer les coercitions et les semonces. Sans réserve, il s’engage cette fois dans l’« épreuve du feu » que constitue le fauvisme, avec ses couleurs vives, presque folles, et ses espaces éblouis. Mais il lui faut aller plus loin, sur d’autres fronts. Bouleversé par la révélation des arts extraeuropéens, entraperçus au British Museum de Londres en 1906, l’artificier Derain en digère l’explosive leçon qu’il combine sans tarder à celle de l’artilleur Cézanne, récemment disparu. Réalisées en 1907, les Baigneuses abritées par le Museum of Modern Art de New York portent le souvenir de ces influences multiples et de ce venin archaïque que Derain inocule immédiatement à ses compagnons de cordée – Picasso, Matisse et Vlaminck en tête. Exposée au Salon des indépendants, la toile est un coup de poing et d’éclat qui laisse le critique Louis Vauxcelles chancelant : « Des marbrures cézaniennes verdoient sur le torse des baigneuses enfoncées dans une eau terriblement indigo. » Tout est dit, écrit. Une bataille vient d’être gagnée.
1880
Naissance à Chatou (Yvelines)
1905
À Collioure, participe au début du « fauvisme » avec Matisse. Expose au Salon d’Automne. Ambroise Vollard devient son marchand
1919
Rompt avec l’avant-garde
1923
Paul Guillaume devient son marchand attitré
1954
Décès à Garches (Hauts-de-Seine)
1994
Rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris
La couleur fauve
La trajectoire est rectiligne et cohérente. En cela, elle ressemble à celle de nombreux peintres, tels Picabia, Braque ou Vlaminck. Après des œuvres d’obédience réaliste, hantées par la photographie, Derain explore l’impressionnisme puis, rapidement, le fauvisme dont il devient, avec Matisse, l’un des premiers expérimentateurs, à Collioure, à l’été 1905. Avec fièvre, le peintre, vingt-cinq ans, réinvestit le pouvoir de la couleur, d’une couleur qui n’est plus assujettie au réel, mais peut s’en émanciper pourvu qu’elle soit évocatrice et expressive, douée d’une charge explosive sans pareil. La chair devient ocre ou orange, l’ombre verte ou blanche. Le corps devient le récipiendaire d’une palette saturée et incontinente, indifférente à la mimesis et à la vraisemblance.Complémentaires, les couleurs crient, hurlent et tonitruent, contrarient l’orthodoxie d’un sujet vieux comme le monde – de silencieuses baigneuses étendent leur nudité dans une eau bleue. Jawlensky, Kirchner et Nolde ne sont pas loin.
Le souvenir antique
Un nu. De dos. Le corps s’étire, se prélasse, se déploie. Le personnage emprunte certes au prototype cézannien du baigneur ou de la baigneuse, il constitue également une référence explicite aux modèles antiques, lascifs et athlétiques. Car ce personnage n’est pas seulement un nu puissant, dont il est bien malaisé de deviner le sexe, il est un décalque des sculptures antiques que Derain, regardeur et collectionneur de premier plan, connaissait par cœur pour les avoir fréquentées assidûment au Louvre. Par son déhanchement parfaitement articulé, par la position presque chorégraphiée de ses pieds, qui engendrent une délicate mise en mouvement, cette figure n’évoque-t-elle pas le contrapposto des marbres grecs et romains, ainsi le Diadumène (v. 420 av. J.-C.) ou, plus encore, le Doryphore (v. 440 av. J.-C.) de Polyclète ?Preuve supplémentaire que les avant-gardes, loin du mythe de la tabula rasa, sont souvent diligentes à l’endroit d’un passé riche en solutions formelles, susceptibles d’être intégrées dans des brûlots incendiaires.
La structure cézanienne
Rigoureuse, la composition du tableau trahit l’influence de Cézanne, alors couronné lors d’une immense rétrospective au Salon d’automne de 1907. Une rétrospective décisive pour toute une génération d’artistes qui découvre, médusée, les dernières grandes Baigneuses du maître aixois et, avec, cette manière de faire interagir des formes dans l’espace par des truchements nouveaux – volumétriques et chromatiques.La figure centrale, anguleuse et fruste, architecturée, fondée sur des couleurs complémentaires, atteste l’incorporation par Derain d’une leçon indélébile, dont il devient le filtre majeur, le passeur incontournable. C’est grâce à Cézanne que Derain transperce l’orthodoxie perspective pour accéder à cet ordre nouveau, à ce « dogme », affirme Louis Vauxcelles, qui « proscrit le modelé et les volumes au nom de je ne sais quelle abstraction ». Après avoir contemplé la toile de Derain, lors des Indépendants de 1907, Picasso retouche ses Demoiselles d’Avignon et donne à sa scène de bordel une inflexion plus arcadienne et plus cézanienne. Billard à trois bandes…