S’opposant au mouvement impressionniste, dont ils sont pourtant issus, les « néos » aspirent à un art méthodique basé sur la science de la couleur. Leurs œuvres au chromatisme radieux ouvrent en grand les portes du XXe siècle. À voir au musée d’Orsay.
Les impressionnistes et les « néos »
En 1886, dans un appartement loué rue Laffitte à Paris, se tient la huitième et dernière exposition impressionniste. Qui, à vrai dire, l’est bien peu. Monet, Renoir, Sisley, Caillebotte ont préféré s’abstenir. En revanche, une salle entière présente des œuvres d’un style nouveau : celles de Seurat et de Signac, jeunes artistes inconnus, celles de Camille Pissarro, qui avait introduit les deux précédents au sein du groupe, et celles de son fils Lucien. La salle est dominée par la grande toile de Seurat, Un Dimanche à la Grande Jatte (ill. 1), qui attire vite une foule de moqueurs. On se gausse des personnages raides comme des mannequins. On rit surtout de cette technique inédite où l’on ne voit, d’une toile à l’autre et tous auteurs confondus, que petits points, pastilles, confettis, pattes de mouches. Les critiques dénoncent un procédé impersonnel qui empêche l’expression individuelle, à l’exception de Félix Fénéon, qui deviendra le défenseur du groupe, et qui invente le mot « néo-impressionnisme », adopté par les artistes. Comme l’expliquera Signac, ce terme fut choisi « pour rendre hommage à l’effort des précurseurs et marquer, sous la divergence des procédés, la communauté du but : la lumière et la couleur. C’est dans ce sens que doit être entendu ce mot néo-impressionnistes, car la technique qu’emploient ces peintres n’a rien d’impressionniste ; autant celle de leurs devanciers est d’instinct et d’instantanéité, autant la leur est de réflexion et de permanence ».
Seurat le méthodique
Voilà la grande différence. Si les sujets restent les mêmes d’une génération à l’autre (paysages, scènes de plein air, vie urbaine, portraits), le projet artistique est tout autre : on ne s’intéresse plus aux aspects fugitifs de l’atmosphère ; les « néos », plus proches en réalité de l’art classique que de leurs prédécesseurs immédiats, aspirent à un art médité et construit sur les bases d’une méthode qui emprunte ses fondements à la science.
Tout le développement du mouvement néo-impressionniste procède des théories mises en pratique par Georges Seurat. Dès le début des années 1880, celui-ci avait commencé à s’intéresser aux travaux sur l’optique et la couleur de savants tels que Charles Blanc, David Sutter, Rood, et surtout le chimiste Eugène Chevreul, d’où il tira l’idée que la couleur était soumise à des lois fixes et qu’elle pouvait « s’enseigner comme la musique ».
Division et mélange optique
L’une de ces lois, établie par Chevreul, est le principe des contrastes simultanés, qui veut que deux couleurs contiguës se modifient l’une l’autre, chacune projetant autour d’elle un peu de sa complémentaire (ainsi une surface verte engendre sur ses limites des rayons rouges). Selon ce principe, une couleur atteint sa pleine intensité lorsqu’elle est associée à sa complémentaire (le rouge avec le vert, le bleu avec l’orangé, le jaune avec le violet). En revanche, si l’on mélange sur la palette une couleur avec sa complémentaire, on n’obtient que du gris. Pour obtenir le maximum d’éclat des couleurs, il convient donc de les employer sans mélange, ou alors seulement entre teintes voisines. Seurat applique ce principe en divisant la couleur en petits points de couleurs pures. Le mélange des couleurs, non effectué sur la palette, se produit sur la rétine du spectateur, pour peu que celui-ci se place à la distance convenable. C’est ce qu’on appelle le mélange optique. La division (d’où le terme divisionnisme, plus approprié que celui de pointillisme) et le mélange optique, en partie employés, mais instinctivement, par les impressionnistes, furent radicalisés et systématisés par Seurat, puis par Signac, et adoptés par leurs amis néo-impressionnistes.
Le groupe
Le néo-impressionnisme fait rapidement de nombreux adeptes, au grand dam de Seurat qui vit dans la crainte qu’on ne lui vole la paternité de ses idées. Aux compagnons de la première heure, Signac, Camille et Lucien Pissarro, Albert Dubois-Pillet, Charles Angrand, viennent bientôt se joindre Maximilien Luce, Henri-Edmond Cross, Louis Hayet. Les néo-impressionnistes exposent régulièrement au Salon des indépendants. Invités à Bruxelles par le groupe des XX, ils font aussitôt des émules parmi les belges : Willy Finch, Théo Van Rysselberghe, Henry Van de Velde, Georges
Lemmen.
Aux adeptes se mêlent les suiveurs. Bien souvent en effet, l’application de la technique pointilliste n’est qu’un habillage plaqué sur un style de peinture relevant de préoccupations fort éloignées, comme chez Hippolyte Petitjean, Aman-Jean, Henri Martin ou Le Sidaner.
Le retrait de Pissarro
Cependant, à partir de 1890, le groupe ne tarde pas à se désagréger, en partie à cause de la continuelle insistance de Seurat à revendiquer sa prééminence. Camille Pissarro, supportant mal à la longue la contraignante technique pointilliste qui étouffe sa spontanéité, se retire. Lui qui fut le plus fervent adhérent de la doctrine de Seurat, qu’il appliqua pendant quatre ans, finit par avouer : « Après bien des efforts, ayant constaté l’impossibilité de suivre mes sensations, par conséquent de donner la vie, le mouvement, l’impossibilité de suivre les effets si fugitifs et si admirables de la nature […] j’ai dû renoncer. Il était temps ! Heureusement, il faut croire que je n’étais pas fait pour cet art qui me donne la sensation du nivellement de la mort. » Il est bientôt suivi par Hayet, Van de Velde (qui abandonne la peinture), Luce. Dubois-Pillet était mort à cette date, et Seurat lui-même fut subitement emporté en mars 1891 par une angine diphtérique. Il avait trente et un ans. « Le pointillisme est mort avec lui ! » écrit alors Lucien Pissarro à son père. C’était compter sans Paul Signac.
Signac
L’ami et le collaborateur le plus proche de Seurat fut le second pilier du mouvement, son propagandiste et son grand théoricien. Si Seurat avait élaboré la méthode (publiée en 1890), il revient à Signac de l’avoir développée, d’en avoir tiré les conséquences les plus radicales, en pratique comme en théorie. Comme peintre, Signac se démarque par son impétuosité de coloriste et l’audace de ses expérimentations sur la couleur. Seurat, malgré tout, se préoccupait autant du dessin et de l’expressivité des lignes (s’appuyant là encore sur des recherches scientifiques, celles du savant Charles Henry) que de la couleur. Et, plus que l’effet coloré, c’est la luminosité qu’il recherchait. Son divisionnisme restait partiel dans la mesure où son pointillé de couleurs était posé sur une première couche où les formes étaient reliées entre elles. Signac applique le système à la lettre en construisant le tableau directement par taches colorées, ce qui le conduit à transformer le petit point en touche carrée, plus grande. Ainsi la couleur n’est plus émiettée, ne se perd plus dans un brouillard de lumière, mais persiste et existe pour elle-même.
Le rayonnement
En tant que processus de libération de la couleur par le biais de la division, le néo-impressionnisme eut un impact et un rayonnement considérables dans toute l’Europe. Au tournant du siècle, de nombreux artistes adoptent provisoirement le divisionnisme, comme un pont leur permettant d’aller vers des voies nouvelles. Matisse en expérimente les possibilités, entre 1899 et 1905, et passe l’été 1904 à travailler auprès de Signac à Saint-Tropez. Son célèbre Luxe, calme et volupté (ill. 12) date de cette année-là. Mais il se lassera des « surfaces sautillantes » pour aspirer à des « surfaces plus tranquilles ». Derain, Braque, Vlaminck s’essayent eux aussi à la division de la couleur. Le fauvisme semble donc découler tout naturellement du divisionnisme. Mais pas seulement : les artistes de Die Brücke, en Allemagne, lui sont aussi redevables, de même que certains futuristes italiens (Severini, Balla) même si ces derniers recherchent moins la couleur pour elle-même que la sensation d’espace en mouvement. Quant aux « pères » de l’abstraction, Kandinsky, Mondrian, Malévitch, Delaunay, la division du ton correspond à une phase essentielle de leur évolution artistique. Le néo-impressionnisme apparaît ainsi comme un prélude incontournable aux révolutions artistiques du début du XXe siècle.
Signac théoricien Avec la publication, en 1898, de son traité D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme, Signac donne au mouvement sa véritable ampleur théorique. Il élargit la méthode, sèchement énoncée par Seurat, et lui confère les résonances philosophiques et poétiques qui contribuèrent sans doute au succès du livre, à un moment où Seurat lui-même était déjà oublié. Signac expose clairement les différents préceptes (contraste simultané, complémentarité des couleurs, division du ton, mélange optique, expressivité et symbolisme des lignes…) en désignant les sources scientifiques, et en montrant les possibilités ouvertes par l’observation de ces lois. Il s’efforce de démontrer comment celles-ci furent pressenties et empiriquement recherchées, d’abord par certains anciens (Véronèse, Rubens), puis surtout, plus volontairement, par Delacroix et par les impressionnistes. Mais il revient aux néo-impressionnistes de s’en être saisis comme d’un outil et de les avoir employées rationnellement. La force du livre tient à la conscience inébranlable de l’auteur dans les pouvoirs de la couleur considérée comme l’alpha et l’oméga de la peinture, et dans la nécessité de procéder à sa libération. « Le coloriste triomphateur n’a plus qu’à paraître, on lui a préparé sa palette », conclut-il, semblant annoncer Matisse. En proclamant l’autonomie du tableau par rapport à la nature, il s’engage aussi, sans le savoir, sur la voie qui mènera à l’abstraction. Le Salon des indépendants Exposer au Salon était pour les artistes du XIXe siècle le seul moyen de se faire connaître. Mais cette manifestation annuelle, présidée par un jury conservateur, ne présentait que les peintres académiques ou déjà confirmés. Afin de proposer un lieu différent du Salon officiel, une Société des artistes indépendants est fondée en 1883 par un groupe d’artistes. Le premier Salon des indépendants, fonctionnant « sans jury ni récompense », a lieu l’été suivant. Signac, Dubois-Pillet, Angrand, Cross, Seurat, y exposent. Ils sont alors qualifiés de « vibristes ». Mais, par suite d’une gestion déplorable et d’incidents ayant nécessité l’intervention de la police, une deuxième Société des indépendants est constituée, dont les statuts sont cette fois mis en forme par Dubois-Pillet. Jusqu’à la création du Salon d’automne en 1903, les Indépendants seront le salon des avant-gardes, et le principal lieu d’exposition des néo-impressionnistes, tous membres de la société. Signac en sera président en 1908. Un compte-rendu paru dans la presse cite les nouveaux adeptes du Salon de 1905, sur un ton encore railleur à cette date : « Metzinger, pointilliste en confettis gros comme des pièces de dix sous, M. Signac comme des pièces de vingt, M. Valtat comme des pièces de cent, M. Van Dongen, enfin, par tubes entiers. »
Comme l’indique son titre, l’exposition (la première en France à porter sur l’ensemble du mouvement) présente un vaste panorama du néo-impressionnisme incluant ses multiples ramifications et prolongements internationaux. À cette occasion, le musée d’Orsay inaugure son cabinet d’Arts graphiques, avec une présentation de dessins néo-impressionnistes. L’artiste contemporain Ger Van Elk a été invité à créer une œuvre (Snow over Seurat) qui s’inscrit dans le parcours de l’exposition. « Le Néo-impressionnisme, de Seurat à Paul Klee » se déroule du 15 mars au 10 juillet, tous les jours sauf le lundi, de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45, dimanche de 9 h à 18 h. Tarifs : 9 et 7 euros (ce dernier tarif s’applique le dimanche, le jeudi à partir de 20 h, les autres jours à partir de 16 h 15). PARIS, musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, VIIe, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°567 du 1 mars 2005, avec le titre suivant : Le néo-impressionnisme ou la science de l’arc-en-ciel