Le Musée Gustave-Courbet tente de tisser des liens entre le peintre réaliste et le maître du romantisme de 20 ans son aîné.
Ornans (Doubs). Eugène Delacroix (1798-1863) et Gustave Courbet (1819-1877) sont tous deux célébrés dans une maison-musée. Alors que le Musée national Eugène-Delacroix à Paris que dirige Claire Bessède se trouve actuellement en travaux, une soixantaine d’œuvres, photographies, objets et documents sont montrés au Musée départemental Gustave-Courbet dont Benjamin Foudral est le conservateur. Le peintre d’Ornans n’est présent qu’en contrepoint dans l’exposition, essentiellement consacrée au maître romantique.
Pour les habitants du Doubs qui, lorsqu’ils se rendent à Paris, ne privilégient peut-être pas la visite de l’atelier de Delacroix, l’occasion est belle d’admirer des esquisses, des études et des estampes témoignant de son important travail d’illustrateur et des œuvres racontant une part de son intimité. C’est ainsi qu’est retracée l’amitié avec George Sand, dont on peut voir le portrait (1834) et à laquelle Delacroix a offert L’Éducation de la Vierge (1842, voir ill.), peinte lors d’un séjour à Nohant chez l’écrivaine. Les frères Fielding, cinq artistes anglais dont il était l’ami, sont cités grâce à l’aquarelle Paysage de montagne de Theodore Fielding (vers 1820). Deux de ses élèves et amies sont évoquées, Louise Rang-Babut à laquelle il cède en 1846 une petite version du Cardinal de Richelieu disant la messe dans la chapelle du Palais-Royal (vers 1828) et Marie-Élisabeth Boulanger-Cavé à qui il offre une petite réplique de L’Empereur Charles Quint au monastère de Yuste (1837).
Au-delà de l’opportunité de faire connaître des œuvres somme toute mineures de Delacroix, quel rapport établir entre l’icône du romantisme et Courbet, le maître du réalisme ? Dans un espace consacré à cette question sont documentés les jalons de la relation des deux artistes. La copie par Courbet de Dante et Virgile de Delacroix au début des années 1840 est citée dans le cartel d’une estampe d’après le tableau. Puis on découvre une probable rencontre entre eux, à la demande de Courbet. Dans le catalogue, Lyne Penet signe un essai sur cette entrevue que le critique Théophile Silvestre place en 1853 dans l’atelier de Courbet où il aurait amené Delacroix. Ce dernier, dans son Journal à la date du 18 avril 1853, a d’ailleurs raconté être allé voir la grande toile Les Baigneuses (1853) (évoquée dans l’exposition par une eau-forte) : « J’avais été […] voir les peintures de Courbet. J’ai été étonné de la vigueur, de la saillie de son principal tableau, mais quel tableau ! quel sujet ! La vulgarité des formes ne ferait rien ; c’est la vulgarité et l’inutilité de la pensée qui est abominable […]. Une grosse bourgeoise […] sort d’une petite nappe d’eau qui ne semble pas assez profonde seulement pour un bain de pieds. […] Le paysage est d’une vigueur extraordinaire, mais il n’a fait autre chose que de mettre en grand une étude que l’on voit là, près de sa toile ; il en résulte que les figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui les entoure. »
Vient enfin le dernier contact documenté entre Delacroix et l’œuvre de Courbet. Dans l’Exposition universelle de 1855 était aménagée une « salle Delacroix », dont on peut voir la photographie, où étaient présentés notamment les grands formats Scène des massacres de Scio et La Justice de Trajan. Courbet avait aussi envoyé des toiles : « On vient de me refuser mon “Enterrement” et mon dernier tableau “L’Atelier”. Ils ont déclaré qu’il fallait à tout prix arrêter mes tendances en art qui étaient désastreuses pour l’art français », écrit-il à son collectionneur Alfred Bruyas. Celui-ci l’aide alors à aménager un pavillon pour une exposition particulière où figurent, entre autres, ces deux grands formats, Un Enterrement à Ornans (1850) et L’Atelier du peintre (1855). Le 3 août 1855, Delacroix note dans son Journal : « Je vais voir l’exposition de Courbet […]. J’y reste seul près d’une heure, et je découvre un chef-d’œuvre [“L’Atelier du peintre”]. […] On a refusé là un des ouvrages les plus singuliers de ce temps ; mais ce n’est pas un gaillard à se décourager pour si peu. »
Si, comme le montre Barthélémy Jobert dans un essai du catalogue, à cette époque « le modèle que Delacroix aurait pu représenter n’était plus nécessaire à Courbet […], ils restent toutefois proches quand on se place du point de vue du format des tableaux. […] Que Delacroix se soit surtout attaché à “L’Atelier” en visitant le pavillon du Réalisme est tout à fait significatif. […] Courbet, quand il débute à Paris, dans la seconde moitié des années 1840, a comme objectif principal l’exécution d’un “grand tableau”. Il se met ce faisant exactement dans les pas de Delacroix une vingtaine d’années auparavant. » C’est en effet avec La Mort de Sardanapale (1827) que ce dernier s’était fait un nom. Ainsi, Courbet nomme rarement Delacroix dans sa correspondance mais laisse parfois transparaître son influence – par exemple, dans Pirate prisonnier du dey d’Alger (1844, voir ill.). Delacroix, de son côté, ne fait que très peu mention de son jeune confrère. Malgré la ténuité de ces liens, l’hommage à Delacroix que constitue l’exposition d’Ornans montre que, sans le génie du romantisme, le maître du réalisme aurait sans doute eu une carrière différente.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°622 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Le legs de Delacroix à Courbet