Le Musée Eugène-Delacroix présente à Paris une sélection d’objets ayant appartenu aux deux peintres. Une plongée dans leur intimité qui bouscule les idées reçues.
Paris. Que disent d’un artiste les objets avec lesquels il a vécu ? Et que révèle le soin qu’il a pris à assurer sa gloire posthume ? Claire Bessède, directrice du Musée national Eugène-Delacroix qui rouvre ses portes après six mois de travaux, et Florence Viguier-Dutheil, directrice du Musée Ingres-Bourdelle à Montauban (Tarn-et-Garonne), sont les commissaires d’une exposition présentant une sélection des reliques de leurs artistes. Mais si Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867) a donné à partir de 1851, puis légué par testament au musée de Montauban qui devait porter son nom des objets familiers, des tableaux et de nombreux dessins, Eugène Delacroix (1798-1863) a voulu que tous ses biens soient dispersés après sa mort, excepté ceux qu’il attribuait à sa gouvernante, Jenny Le Guillou, et à quelques parents et amis. De musée Delacroix il n’était pas question. Et pourtant, des admirateurs et les héritiers des légataires se sont séparés de leurs biens pour que soit perpétuée sa mémoire, tandis que le musée a pu acquérir d’autres objets lui ayant appartenu. Au gré de ces apports ont été réunis un secrétaire de style Louis XVI, un guéridon Napoléon III, un coffre marocain, un poignard népalais, un verre en cristal de Bohême et des faïences néo-Renaissance inspirées de Bernard Palissy.
Ingres a légué de son côté le contenu de son atelier, soit peu de tableaux autographes – le Portrait de Madame Gonse (1845-1852), qui est présenté à l’exposition, provient d’un legs postérieur. Par un tour de passe-passe dont la veuve de l’artiste n’a compris les conséquences financières que bien plus tard, son exécuteur testamentaire, Armand Cambon, a réussi à transformer les six ou sept portefeuilles de dessins que le maître avait prévu de transmettre au musée en un ensemble de 4 500 feuilles. Celles-ci permettent, combinées à l’importante documentation qu’il avait accumulée, d’analyser sa méthode de travail. Ingres a légué aussi son bureau en indiquant ce que l’on devait placer dessus et accrocher au mur le surplombant – les portraits de ses parents encadrant une copie de sa main de l’Autoportrait de Raphaël (1820-1824). Son premier don de 1851 comportait plusieurs copies d’après le peintre de la Renaissance et, dans son legs, figurait le Reliquaire des cendres de Raphaël (vers 1833) contenant des débris humains censés provenir du tombeau de l’artiste au Panthéon de Rome. Ces références à celui qu’il appelait le « divin Raphaël », ainsi que l’ensemble de céramiques grecques qu’il possédait et l’un de ses violons, construisaient une sorte d’autoportrait chinois à destination de la postérité.
En regardant ces objets, le visiteur pourra avoir le sentiment que ces deux artistes immenses, que l’on a tant opposés au cours de leur existence, vivaient dans la même modestie. Les contributions au catalogue de Côme Fabre disent d’ailleurs que cette rivalité était surtout le fruit d’un récit construit par les critiques de l’époque. Cependant, ces deux caractères étaient différents. Alors que Delacroix ne mesurait la reconnaissance de ses contemporains qu’à l’aune des achats d’institutions publiques, Ingres était fier de ses décorations : elles étaient pour lui la preuve qu’il était reconnu en tant que peintre, tout comme les coupes offertes par ses élèves et la Couronne d’or (1863) – de cuivre doré, en réalité – qu’il avait reçue des Montalbanais. Il avait beaucoup travaillé pour obtenir une gloire qui se dérobait, car, dans sa jeunesse, son choix de sacrifier la vraisemblance à l’esthétique était mal compris. De caractère difficile, il supportait mal l’insensibilité à la critique qu’affichait Delacroix dont, par ailleurs, il ne comprenait pas les principes esthétiques. Ce dernier, beaucoup plus objectif et plus intellectuel, pouvait apprécier certaines œuvres de son aîné et s’interroger sur son art. Le plus fougueux des deux n’est donc pas celui que l’on imagine et leurs palettes le démontrent. Celle d’Ingres, tourmentée, joue le contraste entre un rose chair rehaussé de blanc et un fond gris bleuté, couleurs « qui semblent avoir été réellement utilisées », souligne Florence Viguier-Dutheil dans le catalogue, et pourraient correspondre au Bain turc (1862). À l’opposé, les palettes de Delacroix sont organisées selon l’ordonnancement académique des tons. Peut-être étaient-elles destinées à être montrées aux amateurs. Elles confirment en tout cas le propos de Baudelaire : « Je n’ai jamais vu de palette aussi minutieusement et délicatement préparée que celle de Delacroix » (L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix, 1864). Comme tous les objets témoins du travail des artistes, ces instruments des deux peintres ont beaucoup à nous apprendre.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Dans les ateliers d’Ingres et de Delacroix