PARIS
La monographie de Dominique de Font-Réaulx, qui trace le portrait d’un artiste libre et moderne, complète les précédents ouvrages sur le chef de file des romantiques.
La grande exposition « Delacroix » présentée par le Louvre en 2018 a laissé un souvenir très fort. À l’époque ont été publiés trois importants ouvrages consacrés au peintre : la réédition avec une nouvelle préface du Delacroix de Barthélémy Jobert, datant de 1997 (Gallimard) ; Delacroix, peindre contre l’oubli de Stéphane Guégan (Flammarion) ; enfin, le catalogue de l’exposition (Hazan), sous la direction des commissaires Sébastien Allard et Côme Fabre dans lequel la directrice du Musée Eugène-Delacroix, Dominique de Font-Réaulx, signait un essai. Celle-ci a attendu la fin de l’année pour faire paraître sa propre somme, Delacroix, la liberté d’être soi.
En 1997, Barthélémy Jobert synthétisait les données établies par les historiens de l’art et les chercheurs à cette date. Par exemple, il utilisait le Journal du peintre dans l’édition d’André Joubin revue par Régis Labourdette. Depuis, une autre édition a été établie par Michèle Hannoosh qui fait désormais autorité. En réalité, tout l’œuvre peint et littéraire de Delacroix, ainsi que les informations sur sa vie, sur la réception de ses tableaux et même sur la vie sociale et politique au XIXe siècle font l’objet de recherches constantes et ont beaucoup évolué depuis trente ans.
Le catalogue de l’exposition intégrait bien entendu ces nouvelles approches. Il n’est cependant pas une étude exhaustive, mais présente une biographie suivie d’essais sur des points particuliers. Pour qui désire un regard neuf et global sur l’artiste, ce sont donc les livres de Stéphane Guégan et Dominique de Font-Réaulx qu’il faut privilégier. Ils ne partent pas du même point de vue. Brillant essayiste, l’historien de l’art Stéphane Guégan analyse, en déroulant la biographie de l’artiste, son univers mental, sa psychologie et évoque ceux de ses contemporains. À travers Delacroix, c’est aussi un regard sur le monde qu’il décrypte, le romantisme dans sa complexité. Dominique de Font-Réaulx, qui cite dans sa bibliographie le catalogue de l’exposition, ainsi que les divers ouvrages de Stéphane Guégan sur le peintre, choisit d’aborder ce dernier par son œuvre. Elle le montre en moderne, « D’une modernité qui n’est ni celle de l’industrie, ni celle de la ville, mais place au cœur de son œuvre l’artiste lui-même et met en évidence la ténacité dont il fit preuve pour faire triompher son talent. L’obstination qu’il mit à devenir lui, afin d’acquérir pleinement la liberté d’être soi, est exaltée. Delacroix [...] traça une trajectoire artistique que ses cadets n’ont cessé d’admirer. » En suivant le cours de la biographie, elle met en lumière l’inspiration et ses sources, les recherches stylistiques, les choix iconographiques. Si elle s’appuie sur le Journal ou la Correspondance, c’est au fond l’homme des Écrits sur l’art qu’elle met au jour. Son livre « se déroule en douze chapitres, avec un respect de la chronologie de la vie du peintre, nuancé par quelques excursus thématiques », détaille-t-elle. En effet, si « chacun des onze premiers chapitres [...] s’ouvre par une citation de Delacroix », cette unité n’est qu’apparence. Certaines parties sont biographiques, d’autres plutôt des essais, tel le Portrait d’un peintre en écrivain. Le ton est empathique, le style fluide et vivant.
La construction de l’ouvrage obéit à une organisation intuitive. La manière de présenter le thème de Médée dans l’œuvre du peintre en est un exemple. Barthélémy Jobert le traitait d’un seul tenant au moment d’aborder Médée furieuse (1838) dans son travail chronologique, soit dans le chapitre « 1833-1863 : trente ans sous les yeux du public ». Stéphane Guégan l’analyse dans son chapitre « Séries noires », où il note « sa récurrence inquiétante ». Dominique de Font-Réaulx, dans le chapitre « Les audaces d’un jeune homme, la peinture à l’œuvre », relie brièvement les figures de Médée à celle des mères dans les œuvres de Delacroix consacrées à la Grèce, comme l’ont fait Sébastien Allard et Côme Fabre dans le catalogue de l’exposition. Elle n’y revient qu’au cours du dernier chapitre, « Mille et un enfants de Delacroix ». Dans un passage sur Cézanne, elle analyse Médée furieuse et l’influence possible qu’on peut y voir du Massacre des Innocents de Léon Cogniet.
Le travail de Dominique de Font-Réaulx est à l’opposé de l’étude biographique et stylistique d’un peintre telle que la conçoit un universitaire. Il s’agit d’une œuvre personnelle, pas seulement d’un livre de spécialiste. Il n’est pas de ceux auxquels on se réfère pour retrouver facilement une date, une analyse, l’écho de la réception contemporaine du travail du peintre. Écrit comme au fil de la pensée, il constitue plutôt un récit qui se lit dans l’ordre où il est écrit, de la première à la dernière page – comme un roman et même, pour utiliser le langage de l’édition, un page-turner. Riche de 373 illustrations (avec une grande qualité de rendu des couleurs), épais, il n’est ni un ouvrage destiné aux étudiants, ni un beau livre à feuilleter. Il est d’un autre ordre : un plaisir de lecture.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°516 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Le nouveau « Delacroix » trouve toute sa place