La dictature des Khmers rouges, durant laquelle le simple fait de porter des lunettes amenait à être considéré comme un intellectuel et donc un ennemi du régime, a brisé le Cambodge qui tente de se reconstruire.
Combien de livres restait-il à Phnom Penh le 7 janvier 1979, lorsque les troupes vietnamiennes chassèrent de la ville les Khmers rouges de Saloth Sar (1928-1998), alias Pol Pot ? Combien de films ? De photographies ? Combien de bibliothèques aussi, de salles de cinéma, de théâtre ou de ballets étaient-elles encore debout ? Pire, combien de tous ceux qui les faisaient vivre avant la prise de Phnom Penh par les soldats Khmers rouges le 17 avril 1975, acteurs, écrivains, musiciens, artistes…, avaient survécu aux quatre années du régime meurtrier ? « Le Parti communiste du Kampuchéa [nom donné au Cambodge] a transformé le pays en un immense camp d’esclavage, imposant à une population entière un système dont la brutalité continue jusqu’à aujourd’hui de défier l’entendement », a déclaré en novembre 2011 la procureure cambodgienne à l’ouverture du procès de Ieng Sary, Khieu Samphan et Nuon Chea, trois hauts dirigeants de la dictature du Kampuchéa démocratique.
L’impossible travail de mémoire
De « démocratique », l’Angkar [nom du Parti communiste du Kampuchéa, le PCK] n’avait que le titre. En quatre ans, de 1975 à 1979, ce système « démocratique » a en effet décimé entre 1,7 et 2,2 milions de personnes, décédées de famine, d’épidémies, de fatigue lors du déplacement des populations des villes vers les campagnes – Phnom Penh avait été vidée de ses habitants – ou froidement exécutées à coups de crosse ou de bêche. « Entre 1,7 et 2,2 millions »… le pays en reconstruction sur ces charniers ne parviendra probablement jamais à tous les compter. Rien qu’à Phnom Penh, 12 380 personnes ont été torturées et tuées à Tuol Sleng, le triste centre S21 installé dans un ancien lycée français et dirigé par Douch, condamné à trente ans de prison en 2010.
Alors combien de livres rescapés, pour combien d’écrivains survivants ? La question peut sembler indécente face à l’ampleur du drame ; elle est pourtant aujourd’hui essentielle. Il y va de la mémoire d’une culture brisée en deux. « Au Cambodge, il y avait environ deux cents écrivains avant que les Khmers rouges prennent le pouvoir. Il n’y a eu que quatre survivants », se désolait l’écrivain Patrick Deville lors des rencontres 2011 de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs (Meet) en novembre à Saint-Nazaire. Dans son dernier roman Kampuchéa [Seuil, 2011, 20 euros], Deville écrit avec une ironie embarrassée : « L’Angkar libère le peuple du règne de l’imprimé. […] Plus de propriété privée ni de tribunaux, plus d’écoles […], plus d’automobiles ni d’ascenseurs, ni cosmétiques ni glaciers, ni magazines ni courrier ni téléphone. […] De tout cela, le peuple est enfin libéré. »
Du cinéma, pourtant florissant dans le Cambodge moderne d’avant 1974, la population fut aussi libérée. Que reste-t-il des Larmes de la montagne (1967) ou du Roi de l’éléphant blanc (1970), films dans lesquels apparaissait Dy Saveth, rare actrice de cette époque encore en vie, présente au vernissage de l’exposition « Mémoire du cinéma cambodgien » organisée dans le cadre du festival PhotoPhnomPenh en 2011? Peu se souviennent qu’entre 1960 et 1975 plusieurs centaines de longs-métrages furent tournés au Cambodge, dont beaucoup furent réalisés par Norodom Sihanouk, le Roi-Père, en personne. Moins d’une dizaine de copies sont depuis réapparues, et les cinémas peinent toujours à rouvrir…
Bophana, le centre de ressources audiovisuelles en partie initié par le cinéaste Rithy Panh, réalisateur du documentaire S21, la machine de mort khmère rouge, s’est donné comme mission de récolter, image après image, affiche après affiche, l’histoire du pays d’avant Pol Pot. Une histoire pour l’essentiel perdue. « Il ne s’agit pas seulement de restaurer la mémoire, mais aussi de renouer la trame insaisissable d’une identité multiple et vivante, celle de la société cambodgienne contemporaine », prévient le site Internet de l’organisation.Le salut du peuple qui a construit Angkor en dépend.
Le difficile statut de la photo
Et la photographie dans tout cela ? Elle aussi fut piétinée, déchirée, brûlée par les soldats Khmers rouges. Un cliché, cela identifie et cela témoigne. Or, il ne devait plus rien rester qui atteste de l’ancien Cambodge au nom d’une utopie communiste : rendre les Cambodgiens égaux. Mais par la table rase.
Curieusement, la photographie n’a pas totalement disparu durant les quatre années du régime « démocratique ». À S21, par exemple, les prisonniers étaient systématiquement photographiés à leur arrivée, parfois aussi après qu’ils eurent été torturés. L’homme péchera toujours par plaisir de sauvegarder les souffrances qu’il engendre, de Tuol Sleng à Abou Ghraib.
Mais en dehors de ces archives macabres, quelle histoire de sa propre photographie le Cambodge peut-il écrire ? Aujourd’hui, aucune. S’il est pourtant impensable que le pays n’ait pas compté des Daguerre, Lumière, Rodtchenko ou Capa, tout juste reste-t-il « deux ou trois albums photos du XIXe siècle au Palais royal », confiait à L’œil en 2010 Christian Caujolle, directeur artistique du festival PhotoPhnomPenh.
Parfois, quelques albums ressortent ici ou là. Ainsi le Musée national du Cambodge, à Phnom Penh, riche des plus belles pièces d’art khmer au monde, a-t-il récemment retrouvé dans ses réserves un fonds de quatre cent cinquante plaques photographiques non inventoriées – et donc sauvées. Soit neuf cents clichés qui montrent des danseuses du Ballet royal immortalisant les pas traditionnels de la danse khmère. Fabuleuses, ces photos ont été prises à la fin des années 1920. À l’époque, le Français George Groslier, fondateur du Musée Albert-Sarraut, devenu Musée national du Cambodge, voulait préserver la mémoire des ballets khmers dont il pressentait qu’ils devaient disparaître un jour. Huit décennies plus tard, ses images ont réapparu, exposées en décembre par le musée pour PhotoPhnomPenh, sauvées des flammes, comme un souvenir endolori dans un pays frappé d’amnésie.
Deux livres passionnants, entre romans et documents sur le Cambodge moderne et la période des Khmers rouges, ont récemment paru :
• Patrick Deville, Kampuchéa, Seuil, 2011, 20 euros.
• Rithy Pahn avec Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, 2012, 19 euros.
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Le Kampuchéa amnésique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : Le Kampuchéa amnésique