Espagne - Art moderne

XXE SIÈCLE

Le Guggenheim met Bilbao en folie

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 2 juin 2021 - 813 mots

BILBAO / ESPAGNE

À l’issue de la Première Guerre mondiale, la décennie des années 1920 voit surgir un élan de créativité dans tous les domaines. Cette exposition fleuve en restitue l’esprit dans un parcours foisonnant mais parfois parcellaire.

Grethe Jürgens, Mannequins de coiffure (détail), 1927, huile sur toile, 96 x 59 cm, Collection particulière. © Sprengel Museum Hannover, Vermächtnis Grethe Jürgens
Grethe Jürgens, Mannequins de coiffure (détail), 1927, huile sur toile, 96 x 59 cm, Collection particulière.
© Sprengel Museum Hannover, Vermächtnis Grethe Jürgens

Bilbao. À l’image de l’œuvre d’art totale qui, visant à produire une expérience sensorielle globale, associe différentes disciplines ou médias, sonores ou visuels, « Les Années folles » à Bilbao est une exposition d’art totale. Non seulement on y croise peinture et dessin, cinéma et architecture, mode et design mais, plus encore, la scénographie cherche à associer le visiteur qui se mue en explorateur et se déplace sur un terrain plein de surprises.

Pour ce faire, les commissaires ont eu recours au savoir-faire de Calixto Bieito, un metteur en scène renommé de spectacle lyrique. Il a réussi à transformer chacune des vastes salles du Guggenheim en un univers autonome où les œuvres semblent dialoguer avec l’espace. Afin d’obtenir un parcours rythmé, Bieito utilise des effets spectaculaires (couleurs vives, éclairages changeants). L’articulation se révèle efficace, même si parfois ces atmosphères dramatiques sont un peu convenues.

Ainsi, à l’entrée de l’exposition, le visiteur est plongé dans une quasi-obscurité, comme pour signifier les traumatismes qui précèdent les Années folles (la guerre et la grippe espagnole). En réalité, les œuvres qui servent ici de prologue sont suffisamment « noires » en elles-mêmes. Ils poussent entre les pierres, de Karl Hubbuch, (1929) ou Les Invalides de Heinrich Hoerle (1930) sont deux représentations terribles des séquelles de la guerre. Pire encore, d’effroyables « gueules cassées » sont projetées sur un mur à proximité immédiate de masques africains. C’est l’une des rares allusions à la politique – pourtant bien présente à cette période –, une manière pertinente de lier la Grande Guerre à l’accélération du colonialisme, à cette époque. Cependant, dans la même salle, on lit la déclaration de Fernand Léger, à peine quelques années après son retour des combats meurtriers : « Jamais il n’y eut d’époque aussi avide de spectacle que la nôtre… Ce fanatisme, ce besoin de distraction à tout prix sont la réaction nécessaire à cette vie que nous menons, dure et pleine de privations » (1924).

Ce contraste annonce l’ambition des commissaires, Petra Joos, du Musée Guggenheim, et Catherine Hug, du Kunsthaus Zürich – en charge de l’étape suisse de l’exposition, d’où probablement l’importance accordée à la culture et à l’art allemands –, d’effectuer la synthèse des contradictions qui caractérisent les Années folles. Et un mot pourrait résumer cette situation paradoxale : la frénésie, dans la rapidité des transports (la voiture), dans la transmission (la radio), dans l’industrie avec la production à la chaîne, dans la publicité avec les affiches omniprésentes, mais surtout dans la recherche frénétique du plaisir, certes réservée à une partie de la société, avec les cabarets et les dancings richement représentés ici.

Dans l’une des sections, nommée « Nouveaux rôles, nouveaux modèles », l’accent est mis sur les revendications des femmes, qui aspirent à une certaine autonomie dans les champs social, professionnel et intime. Les exemples que l’on repère sont des romans qui célèbrent une certaine permissivité sexuelle : à Paris, La Garçonne de Victor Margueritte (1925), illustré par Kees van Dongen et, en même temps à Berlin, Le Chemin de l’amour, recueil de nouvelles d’Alexandra Kolontaï (1925). On s’étonne toutefois qu’un personnage essentiel de cette évolution des mœurs, la peintre Tamara de Lempicka, soit à peine mentionnée.

Dans la section très réussie consacrée à la mode féminine, s’enchaînent des robes somptueuses qui mettent le corps en valeur et suscitent la fascination du visiteur qu’il soit homme ou femme.

Quelques lacunes

Ailleurs, c’est le nouveau design qui est mis à l’honneur avec un ensemble important de meubles réalisés par l’école d’architecture du Bauhaus. En revanche, on ne comprend pas la quasi-absence de l’exposition de 1925 à Paris si importante, où le style Art déco prend son essor.

On peut se poser la même question au sujet de la peinture qui donne une place essentielle à Dada, au Constructivisme et surtout à la Nouvelle Objectivité avec notamment Christian Schad et sa remarquable Lola (1928) et, moins connu, Wilhelm Schnarrenberger avec son Portrait d’un architecte (1923). Tout en se félicitant de voir ces œuvres, peu visibles en dehors de l’Allemagne, on ne comprend pas également l’impasse faite sur le surréalisme, hormis une phrase énigmatique d’André Breton et quelques travaux mineurs, sans aucune ampleur.

Quant au nouveau corps, une section autour de la danse montre un extrait de film avec la danseuse Mary Wigman, performant dans une sorte d’expressionnisme violent. Son corps, comme possédé, semble être en révolte non seulement contre les codes traditionnels de la danse, mais également contre le carcan que lui impose la société. En avançant vers une autre salle, intitulée « Le désir », on entend une musique d’une tout autre nature : le jazz et le charleston. Le corps qui danse, d’une sensualité extrême, est celui de Joséphine Baker. Deux femmes libres, mais chacune à sa manière.

Les Années folles,
jusqu’au 19 septembre, Musée Guggenheim, Abandoibarra Etorbidea, 2., 48009 Bilbao, Espagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : Le Guggenheim met Bilbao en folie

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