Le Musée Tinguely place l’odorat au centre de sa nouvelle exposition. Un exercice inaccoutumé, difficile, une expérience parfois déplaisante pour les visiteurs.
BALE - L’équation est d’une simplicité biblique. L’argent n’a pas d’odeur. L’art coûte de l’argent. Donc l’art n’a pas d’odeur. CQFD. Faux, affirme la manifestation au Musée Tinguely, un lieu plutôt habitué aux bruits que dégagent les machines d’inutilité publique de ce génial artiste suisse.
L’odorat, dédaigné au bénéfice de la vue et de l’ouïe, sens nobles, a mis longtemps avant de pénétrer le domaine artistique. Depuis l’Antiquité, le sens olfactif, réputé animal, était privé de toute possibilité de sublimation.
Il faut toutefois distinguer l’odeur du parfum. La première, liée aux émanations du corps, n’a pas bonne presse car elle est associée à la puanteur. Le second, au contraire, se place du côté de la fraîcheur et de la purification, alliées aux aromates. Les artistes réunis ici ont clairement pris leur partie car rarement leurs œuvres sentent la rose.
En toute logique, ce sont les mauvaises odeurs, inacceptables par les règles de la bienséance sociale qui trahissent le mieux notre intimité. De fait, quand les parfums forment comme un écran neutralisant les effluves que dégage le corps, les odeurs offrent une entrée directe dans cet univers caché, parfois inavouable. « Les odeurs évoquent aussi bien subjectivement que culturellement, des émotions diverses, des souvenirs et associations », écrivent les organisateurs de l’exposition. Déjà Victor Hugo disait : « la mémoire olfactive est la plus fidèle de toutes ».
Le pari n’était pas gagné, tant ce sujet impalpable, imperceptible, résiste à une interprétation visuelle. Certes, on connaît les tableaux classiques, qui présentaient les cinq sens avec leur symbolique. Le défi, toutefois, était de trouver des œuvres qui traduisent plastiquement ces émanations éphémères. La réussite de la manifestation est de nous proposer des travaux qui ne s’arrêtent pas aux suggestions, mais déclinent un abécédaire étonnant, un mélange de fragrances et de puanteurs. Son défaut, en revanche, est de présenter une structure éclatée, une organisation qui relève davantage du catalogue que d’un véritable parcours. Une seule solution : suivez votre nez.
Stimulus olfactif
Ainsi, Sissel Tolaas se transforme en alchimiste et récolte la sueur de personnes qui souffrent de phobies. Ces molécules, synthétisées par un laboratoire scientifique, sont fixées par l’artiste sur les murs d’une salle d’un blanc immaculé. Le spectateur (?) colle son nez aux parois et suit, avec le sentiment du malaise, ces odeurs de la peur (The Fear of Smell-the Smell of Fear ; 2006-2015). Ailleurs, Louise Bourgeois, dont l’œuvre se veut souvent autobiographique, ne tient pas son père en odeur de sainteté. Son dessin, qui figure des pieds posés sur un visage jusqu’à s’enfoncer pratiquement dans le nez, rappelle péniblement comment, enfant, elle devait aider son père à enfiler ses chaussons (The smell of the feet, 2000). Ailleurs encore, dans une pièce exiguë, une machine (une sculpture ?) grille des cigarettes à la chaîne, en laissant traîner des mégots. L’odeur insupportable du tabac froid a de quoi décourager, même les fumeurs les plus assidus. (Kristoffer Myskja, Smoking Machine, 2007-2014).
Rassurons-nous, l’exposition ménage quelques oasis pour que le visiteur retrouve ses moyens. L’installation d’Ernesto Neto (Mentre niente accade, 2008) est un havre de paix qui permet de s’immerger dans une fusion de sculpture et d’architecture molle réalisée en polyamide blanc, et de s’enivrer d’arômes d’épices exotiques. Prometteuse de plaisir olfactif est aussi l’œuvre de Meg Webster (Moss Bed, Queen, 2005-2015). Un immense lit en mousse transporté dans un musée, en quelque sorte un land art de proximité, évoque immédiatement tous les parfums de la nature. Mais ce n’est qu’une illusion, car toutes ces senteurs se sont évaporées et l’œuvre n’est pas plus odorante qu’un tableau. Trompe-nez, à l’instar d’un trompe-l’œil ?
Pour clore, il ne manquait plus que Merde d’artiste de Piero Manzoni. Ici, le corps est représenté par ce qu’il transforme et expulse. « 30 grammes de merde d’artiste conservés au naturel », dit l’étiquette. En 1993 au Mnam, un autre créateur, Bazile, expose une des boîtes de Manzoni – ouverte. À l’intérieur, rien que de la poussière. Manzoni, semble-t-il, a inventé la première merde conceptuelle. Et son odeur.
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L’art à vue de nez
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 17 mai, Musée Tinguely, Paul Sacher-Anlage 1, Bâle (Suisse)
tél : 41 (0) 61 681 93 20
www.tinguely.ch
mardi-dimanche, 11-18h, entrée 18 CHF.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°432 du 27 mars 2015, avec le titre suivant : L’art à vue de nez