DUNKERQUE
Placée sous le thème du gigantisme, très approprié à son paysage industriel, la première Triennale d’art de Dunkerque conjugue grand format et éclectisme, prenant le risque parfois de dérouter le visiteur.
Dunkerque. C’est l’un des travers dans lequel peut aisément s’égarer toute exposition – qui plus est une première édition : vouloir trop en dire au risque de brouiller le propos. Rassemblant quelque 200 pièces, la première Triennale d’art de Dunkerque qui a ouvert le 4 mai en est un exemple. Intitulée « Gigantisme » et déployée dans deux institutions-phares, le Fonds régional d’art contemporain (Frac) Grand Large Hauts-de-France et le Lieu d’art et d’action contemporaine (Laac), ainsi que dans plusieurs lieux dans la ville, elle promettait en particulier – le titre fait foi – une présentation d’œuvres de grande dimension. Il y en a, certes, mais la manifestation évoque également une myriade d’autres thématiques. Et fatalement – qui trop embrasse mal étreint–, le visiteur ou spectateur a, au final, du mal à trouver un fil conducteur entre les différentes propositions.
De prime abord, au regard d’une déambulation dans ce paysage emblématique de Dunkerque que sont les installations portuaires – colossales pyramides de minerais, usines monumentales, navires de recherche pétrolière géants… –, on se dit pourtant que ce thème de « gigantisme » est bien choisi. Or, le sponsoring n’étant pas, lui, « gigantesque », seule une douzaine de pièces de grande dimension ont été conçues pour l’occasion. Installées à l’intérieur ou en plein air, certaines sont heureuses, d’autres moins, comme ces balises maritimes « customisées » par Hera Büyücktasciyan. A contrario, des œuvres installées dans la Halle AP2 résonnent fortement. Ainsi, en est-il de The View Constructed… de Liam Gillick, « vagues » en acier laqué simulant quelques diagrammes économiques, ou Desire Lines de Tatiana Trouvé [voir illustration], collection d’énormes bobines de câbles colorés, chacun mesurant précisément la longueur de l’un des sentiers de Central Park, à New York.
Sur le môle n° 1, face à la citadelle, Nathalie Brevet et Hughes Rochette ont empilé six conteneurs qui se font cascade et questionnent l’échelle. De loin, l’installation se fond dans le paysage alentour ; de près, elle paraît monumentale. Sur la façade côté mer du Kursaal – le palais des congrès local –, Maya Hayuk a réalisé une gigantesque fresque de 540 m2, « paysage mental » qui jongle entre le fini et le non-fini. Sur le môle n° 5 (on la distingue beaucoup mieux depuis l’autopont de la chaussée des darses), une cuve géante du site Rubis Terminal « habillée » par Tania Mouraud [voir illustration] d’un fragment d’une citation de La Tempête de Shakespeare – Ses Os– se métamorphose en un signal puissant et poétique au milieu de ce rude environnement industriel. En juin, l’artiste investira une seconde cuve davantage imposante, visible depuis la mer cette fois, a fortiori à bord du Texel, un bateau destiné à cette balade. Le fameux « gigantisme » est, ici, à son acmé.
Le titre de cette nouvelle triennale est aussi trompeur en regard du reste du parcours, en l’occurrence sa majorité. En réalité, s’y égraine une multitude de thématiques telles que, en vrac : la reconstruction de l’après-guerre et la construction de la ville ; le développement des biens de consommations et la production en série ; la conquête de l’espace ; le graphisme, le signe, voire le lettrisme ; les rapports entre les artistes et le design, sinon avec la notion de « décoratif », et, inversement, ceux entre les designers et l’art ; une réévaluation du poids des artistes français des années 1950 aux années 1980 en regard de celui de leurs homologues américains à cette même période ; sans oublier les relations entre l’art et l’industrie.
Ce dernier volet est, sans doute, le plus approprié au titre général et le plus passionnant. Il fait notamment l’objet d’un bel accrochage au Laac. On y retrouve, entre autres, les expansions de César et les accumulations d’Arman ; les « Reliefs carton » signés Bernar Venet, cartons revêtus de peinture industrielle automobile ; Brûlure du ciel de Daniel Pommereulle, une aile d’avion calcinée ; Mur 814 de Jean-Pierre Raynaud, un ensemble de treize peintures, métaphore d’un univers industriel ; ou, plus tard, le travail d’un Nicolas Schöffer, comme ce Mur Lumière, étonnante et complexe « machinerie » lumineuse. On lit, en filigrane, l’implication de certains secteurs industriels, à l’instar de la firme automobile Renault par exemple. Au Frac, une vidéo montre l’artiste Yves Klein en pleine action dans un laboratoire d’essais de Gaz de France, maniant allègrement le lance-flammes devant ses toiles.
À découvrir, les artistes faisant partie du fonds du Laac : on comprend mieux pourquoi ce duo « Art et Industrie » est fortement ancré dans les racines dunkerquoises. L’initiateur dudit lieu, Gilbert Delaine (1934-2013), n’était autre qu’un ingénieur passionné d’art contemporain, qui avait incité moult industriels grands patrons à devenir mécènes pour l’occasion et créer ainsi de toutes pièces, entre 1974 et 1982, une imposante collection comprenant pas moins de 600 œuvres. Le hic est que cette histoire fascinante et singulière associée effectivement au « gigantisme » du paysage industriel alentour se dilue ensuite, au fil du parcours, face à l’avalanche des autres thématiques abordées.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°524 du 24 mai 2019, avec le titre suivant : La Triennale de Dunkerque voit un peu trop grand