DUNKERQUE
Placée sous le signe des « consciences énergétiques », la deuxième édition de la Triennale Art & Industrie convainc par son exigence, mais manque peut-être d’un peu de légèreté.
Dunkerque (Nord). Après « Gigantisme » en 2019, cette deuxième édition de la Triennale de Dunkerque poursuit son aventure sur le chemin étroit d’une thématique « Art & Industrie ». Celle-ci s’explique du fait de l’ancrage de la manifestation dans un territoire marqué par l’activité portuaire comme par la présence de nombreuses usines des secteurs métallurgique, agroalimentaire et chimique… À l’initiative de cette Triennale : le Frac Grand Large – Hauts-de-France et le musée LAAC (Lieu d’art et action contemporaine), qui lui-même a vu le jour il y a quarante ans grâce au soutien d’entreprises locales partenaires. Les histoires distinctes de ces deux lieux d’art, de leur architecture et de leurs fonds se trouvent être en lien direct avec les activités industrielles, le tout s’inscrivant dans le contexte d’une crise énergétique au cœur de cette deuxième édition, intitulée « Chaleur humaine ».
Il s’agit d’une Triennale engagée. Dans son propos, qui envisage les lendemains de la crise pétrolière de 1973 à travers le prisme de l’art, de l’architecture, du design et du paysage, mais aussi dans ses actes. L’équipe a en effet refusé l’aide financière de Total. La firme pétrolière était son mécène principal en 2019, mais son soutien était devenu peu compatible avec un point de vue critique sur la question des énergies.
Le découpage et le déroulé de cette exposition en huit chapitres ont été pensés par ses deux commissaires, Anna Colin et Camille Richert, à partir des collections du Fonds régional d’art contemporain et du LAAC mais aussi en puisant dans celles du Musée national d’art moderne-Centre Pompidou et du Cnap (Centre national d’art contemporain). Vaste champ des possibles quadrillé de mots-clefs tels que « paysage », « extraction », « matériaux réutilisés », etc. À ce prisme thématique est venu s’ajouter un parti pris spatial, dessinant un croissant géographique allant de l’Angleterre aux Pays-Bas et à la Belgique jusqu’au nord de la France. Au final, la sélection réunit plus de 250 œuvres réalisées par près de 130 artistes, parmi lesquels Caroline Achaintre, Lois Weinberger, Joseph Beuys, Erró, Sophie Ristelhueber ou Suzanne Husky. Une trentaine d’œuvres ont été commandées pour l’occasion, essentiellement à des artistes émergents. Le parcours se déroule au Frac et au LAAC ainsi que dans l’espace public. Partant du principe qu’il leur fallait rétablir une forme de parité en donnant voix aux minorités, les deux commissaires ont été étonnées de constater que de nombreux collectifs mêlant art et activisme étaient déjà bien présents dans les fonds muséaux. Ainsi de Rado, qui cartographie un paysage de déforestation, ou du collectif Etc dont l’installation Feu/Formes (2021) est réactivée ici. Ou encore d’Ellen Lesperance et Pauline Hisbacq, qui reviennent sur les luttes des mouvements écoféministes de Greenham Common en Grande-Bretagne, quand des collectifs de femmes s’opposèrent pacifiquement à l’installation de missiles à têtes nucléaires.
Le duo formé par Anna Colin et Camille Richert a fourni un travail de fond. Celui-ci apparaît dans l’intelligence des titres de chapitres (des « Sources du progrès » à « Sisters in the System »), dans l’habileté à croiser les disciplines (art, design, architecture…) et dans une démarche analytique. Ainsi du premier chapitre qui dresse un état des lieux, entre symbole de progrès associé à l’énergie et approche critique (Gravelines – Centrale nucléaire en construction : 1973, 1975, de Jacques Bernard) ; histoire de la décolonisation (avec des œuvres d’Otobong Nkanga et de Sammy Baloji) ; dénonciation de la collusion entre culture et pouvoir (MetroMobiltan, 1985, Hans Haacke), et enfin examen des conséquences sur le paysage des accidents nucléaires (Susan Schuppli).
La rigueur de cette démarche curatoriale constitue pourtant sa faiblesse : à vouloir tout dire, tout expliquer et illustrer, cette Triennale très dense court en effet le risque de ressembler à un pensum, et on pourra reprocher à cette deuxième édition d’être plus sérieuse que sensible. Il manque à l’ensemble, mais le propos s’y prête mal, un peu de légèreté, de poésie. Malgré ses moyens limités, cette édition parvient à assumer le pari de la démesure : comme avec le camion de Francesc Ruiz, métaphore d’une révolution des machines, assumant la dimension spectaculaire qu’appelle l’échelle de la Halle AP2, ancien atelier des chantiers navals de Dunkerque. C’est aussi le cas du somptueux Sasa (Manteau), 2004, d’El Anatsui qui offre à mi-parcours une émotion esthétique bienvenue. Déplacée en façade du Frac alors qu’elle devait initialement se déployer sur celle d’un bâtiment du port, la pièce textile et acier monumentale de Yemi Awosile (Forty-seventh Samsara, 2023, produite avec le soutien du fonds Rubis Mécénat) a dû s’adapter à ce changement d’emplacement de dernière minute. Évocation des archives des industries textiles de Roubaix, la simplicité abstraite de son langage visuel et son échelle hors norme en font un des marqueurs forts de cette Triennale.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°615 du 7 juillet 2023, avec le titre suivant : À Dunkerque, une Triennale implacable