SUISSE
Deux expositions sur le bouleversement climatique s’invitent dans deux musées suisses participant ainsi aux débats sociétaux actuels.
Genève et Zurich (Suisse). Doit-on parler d’un hasard de calendrier, d’un effet de mode, ou encore arguer de la fibre environnementale de la Suisse, un pays depuis longtemps sacré héraut du recyclage et de la mobilité douce ? Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’être frappé de la concomitance, en ce début d’année 2022, de deux expositions consacrées à la thématique du changement climatique sur le sol suisse – l’une au Musée d’ethnographie de Genève (MEG) et l’autre inaugurant les cimaises de la nouvelle extension du Kunsthaus de Zurich. Toutes deux se conçoivent comme des plaidoyers pour la protection de l’environnement.
À Zurich, c’est une nature comprise comme organisme qui est célébrée au fil d’un parcours axé autour des quatre éléments – le feu, l’air, la terre et l’eau. Dans une présentation compacte et désordonnée, les cent vingt œuvres semblent avoir de la peine à respirer et à exister – un procédé muséographique destiné sans doute à faire écho aux pulsations de la terre, « Earth beats », titre de l’exposition (clin d’œil aux battements de cœur, « heart beats »).
Pour le visiteur, il est difficile de s’orienter dans cette exposition qui offrait la promesse de montrer les travaux de quarante-six artistes occidentaux issus des trois derniers siècles. Dommage que cette mise en contexte historique, l’un des aspects intéressants de cette exposition, ne se transforme si rapidement en écueil. Formellement d’abord, parce que des œuvres bidimensionnelles (comme les magnifiques peintures de glaciers alpins signées Félix Vallotton ou Ferdinand Hodler) ont bien du mal à cohabiter avec des œuvres contemporaines qui s’imposent, malgré elles, par leurs dimensions ou leur technique (la tridimensionnalité massive de certaines installations ou la forte présence visuelle et sonore d’œuvres vidéo).
Mais l’écueil principal est ailleurs, dans le discours : sous l’effet d’une dialectique un peu simpliste, les paysages des XVIIIe et XIXe siècles sont cantonnés aux représentations idylliques de la nature pour permettre de mesurer la dégradation actuelle de l’environnement. C’est donc aux artistes contemporains que revient le soin de témoigner de cette nouvelle conscience de la nature et à leurs œuvres d’en être le manifeste : les incontournables photographies de Joseph Beuys (hommage à son action de plantation des « 7 000 chênes » à la Documenta de Cassel en 1972) ou d’installations minières des années 1960 par le couple allemand Bernd et Hilla Becher ; plus intéressants, le film Iroojrilik du Franco-suisse Julien Charrière partant à la recherche des décombres de l’industrie atomique dans les atolls des îles Bikini ou les belles aquarelles de l’artiste suisso-américaine Francesca Gabbiani témoignant des épisodes récents d’incendie en Californie.
Pourquoi opposer art ancien et art actuel quand il aurait paru judicieux d’aller précisément chercher des signes avant-coureurs de la crise dans des œuvres de l’âge pré-contemporain (comme dans des peintures impressionnistes ou réalistes de la révolution industrielle) – voire d’élargir le propos aux autres continent ?
Au MEG, le regard s’ouvre justement vers les terres extra-européennes et les peuples dits autochtones, une appellation sous laquelle on dénombre 500 millions de personnes dans le monde. Continuité semble être le maître-mot de l’exposition-fleuve qui remet l’homme au centre de la nature. Le constat sans appel est posé dès l’entrée de l’exposition « Injustices environnementales, alternatives autochtones » : l’action humaine a bouleversé les équilibres – une édifiante carte interactive du monde montre la superposition des zones en danger dans les domaines de biodiversité, d’exploitation des ressources naturelles ou d’habitat des peuples autochtones. Mais le propos semble être ailleurs : dans la permanence des rites et des traditions, dans la survivance de cultures menacées sur leurs territoires – qu’ils soient Maoris d’Australie, Sami de Norvège ou Teko de Guyane. Pour preuve, les « alternatives autochtones » ici montrées prennent la forme d’œuvres artistiques – qu’elles soient peintures, sculptures, poésies ou chansons – qui démontrent, avec une économie de moyens (et de discours), mais une force de conviction, une résistance active, vivante et authentique aux défis de notre époque. Pas de redite, d’imitation ni de copie du passé, mais une réinvention perpétuelle de formes. On retiendra en particulier les installations de l’artiste norvégienne Marét Anne Sara, issue de la minorité Sami, éleveurs de rennes, au nord de la Norvège, qui combine audacieusement des objets manufacturés pour créer des sculptures-totems dans l’esprit des traditions de son peuple.
Deux expositions, deux approches complémentaires du sujet, deux musées en mutation. D’un côté, un musée d’ethnographie, traitant de questions de société de plus en plus vastes, qui s’ouvre à l’art (en témoignait déjà l’exposition autour de Jean Dubuffet et des sources de l’art brut conçue par le MEG et le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée il y a un an) ; de l’autre, un musée d’art qui déborde de son rayon traditionnel pour s’immiscer dans les débats actuels – l’exposition zurichoise s’accompagnant même d’une série de douze podcasts auxquels participent des activistes environnementaux, des anthropologues ou des « éco-féministes ». Les intérêts se croisent, les thématiques s’entremêlent. Comment ne pas se réjouir de ce renouvellement du regard, de cette audace à mettre l’art au cœur de l’Histoire et de la société ? À condition de ne pas perdre en route le visiteur dans ce qui ressemble à un grand décloisonnement des musées.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°580 du 7 janvier 2022, avec le titre suivant : La Suisse se met au vert