PARIS
La belle exposition du Louvre décloisonne les régions, les techniques et les médiums en plongeant le visiteur dans un univers d’affects.
Paris. Sur une plaque de bronze grumeleuse, quelques traits forment silencieusement une colonnade de ville idéale, à l’antique. Une perspective s’ouvre dans le métal pour accueillir une scène qui, elle, n’a rien de silencieuse. Deux figures surgissent hors du métal, un Christ accablé, effondré sur ses jambes, les membres noués à une colonne, et son bourreau, dont le mouvement dynamique s’achève dans le fouet tenu haut, violemment saisi en son poing. Au premier plan, quelques personnages ont réussi à s’extraire du bronze pour venir implorer la compassion du spectateur pendant qu’à la surface de la plaque, les palabres d’une foule esquissée se poursuivent.
Cette Flagellation du Christ de Francesco di Giorgio Martini ne saurait résumer l’histoire de la sculpture italienne de la Renaissance. En revanche, elle résume les tensions que l’exposition « Le corps et l’âme, de Donatello à Michel-Ange. Sculptures italiennes de la Renaissance » tente de mettre au jour au Louvre : le balancement entre fureur et grâce, l’émergence d’un art sacré qui ne souhaite plus discourir mais plutôt émouvoir, et la référence à l’antique sur laquelle les sculpteurs s’appuient pour construire leur maniera moderna. Pour construire ce parcours, les commissaires du Louvre, du Bargello (Florence) et du Castello Sforzesco (Milan) n’ont pas choisi la facilité. La distinction attendue en régions, foyers principaux et secondaires de création, dans laquelle Florence aurait pris l’ascendant sur les sculptures lombardes et vénitiennes, n’a pas lieu ici.
L’organisation du parcours, au lieu de suivre un découpage historique et géographique, choisit de se plier aux mouvements des œuvres réunies dans le hall Napoléon du Louvre. Les créations du nord, du centre et du sud de la péninsule apparaissent toutes ensemble, dans leur grande diversité de traitement (douceur polie à Venise, drapés cassants à Milan, expressionnisme pieux en Toscane…) pour parler un même langage. Cette langue est celle qui se développe de 1453 (date du retour de Donatello à Florence) à 1520 (lorsque la « manière moderne » bascule dans ce que l’histoire de l’art appelle le maniérisme), et amorce le second temps de la Renaissance italienne.
Ces bornes chronologiques prolongent l’exposition « Printemps de la Renaissance », tenue en 2013 au Louvre. Dans ce premier parcours, l’idéal humaniste puisant sa légitimité dans la référence antique était présenté autour de la figure tutélaire de Donatello. Aujourd’hui, on découvre dans les mêmes salles un art qui ne cherche plus son autorité dans le modèle antique, mais plutôt un répertoire de figures capables d’émouvoir. L’homme, replacé au centre du monde dans la première partie du Quattrocento, prend de l’épaisseur, se charge d’affects, de douleurs et de joies. Et Donatello joue désormais un rôle charnière : un petit bas-relief en bronze représentant la Lamentation sur le Christ mort démontre toute sa maîtrise du registre des émotions violentes. Le métal ajouré y dégouline, comme pour accompagner la peine des figures grimaçantes de douleur.
La force des créations de Donatello et de Michel-Ange – représenté ici par ses monumentaux Esclaves – ne suffisent pas à en faire des astres autour desquels se construit l’exposition. Et d’autres noms moins connus leurs disputent la vedette : l’orfèvre du marbre Bambaia, Tullio Lombardo, ou Pollaiuolo, graveur autant que sculpteur. Pour trouver une cohérence dans ces créations disparates, les commissaires ont choisi de s’en remettre à une personnalité ni artiste, ni italienne, ni même contemporaine de la Renaissance. L’historien de l’art allemand Aby Warburg et sa notion de « Pathosformel » qu’il forge à l’aube du XXe siècle guident ici le visiteur. Par cette idée totem de l’étude des images, Warburg souhaitait mettre en évidence la survivance de figures, de formules plastiques à travers les temps, capables d’exprimer un mouvement de l’âme, une force d’expression invariante d’un millénaire à l’autre.
Il reprend ainsi à son compte la distinction entre l’Apollinien et le Dionysiaque, élaborée par Nietzsche, pour décrire les deux aiguillons contradictoires qui sous-tendent la création de la Renaissance, fureur et grâce. Fil rouge de l’exposition, cette tension offre une grande latitude aux commissaires dans le choix des œuvres : sculptures antiques qui explicitent les emprunts de la Renaissance, mais aussi des dessins, laboratoires du réemploi des figures antiques, jusqu’aux toiles peintes de Pérugin et Luca Signorelli.
La sculpture n’est pas présentée comme une discipline particulière, mais davantage comme un terrain d’expérimentation privilégié pour l’élaboration de ces formes expressives. Ainsi en est-il de l’image de la Ninfa, cette figure féminine empreinte de vie, faisant virevolter des tissus en arabesques autour de son corps : mûri dans des gravures d’Andrea Mantegna, le modèle prend tout son souffle dans le bas-relief d’une Crucifixion étonnamment aérienne par Bertoldo di Giovanni. L’approche choisie permet aussi un décloisonnement des types de sculptures. Ronde-bosse, stiacciato (ce très bas-relief qui imite la peinture), petits formats en bronze et monumentales pièces de marbre, jusqu’aux déroutantes sculptures polychromes religieuses : la diversité de ces objets ne rend que plus perceptible la commune expressivité, apaisée ou fiévreuse, des corps sculptés.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°556 du 27 novembre 2020, avec le titre suivant : La sculpture italienne entre fureur et grâce